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Le journal de Pok

15 février 2025

"À l’aube de l’Amérique" de Mark L. Smith : primitif américain…

Peu de gens en France connaissent la « Guerre de l’Utah », confrontation armée entre le gouvernement fédéral des Etats-Unis naissants et les colons mormons qui avaient tenté de créer, sous la direction de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, un état indépendant en Utah. Les affrontements entre l’armée US et les milices mormones eurent lieu de 1857 à1858, et l’un des épisodes les plus célèbres – et les plus atroces – fut, dans une vallée appelée Mountain Meadows, le massacre de 120 migrants traversant la région dans l’espoir de rejoindre la Californie, massacre commis par une milice mormone appuyée par une troupe d’indiens. Les téléspectateurs ayant regardé la série Sur Ordre de Dieu ont déjà eu une représentation de cette tragédie, mais celle qui nous est faite dans son premier épisode la mini-série American Primeval (« Primitif américain » en VO, un titre moins lénifiant que À l’aube de l’Amérique) est bien, bien plus frappante…

… voire traumatisante même, dans sa peinture d’une violence insensée contre des victimes pour la plupart démunies… au point que les téléspectateurs sensibles pourront préférer en rester là ! Ce qui serait dommage, parce que, même si les cinq épisodes suivants comportent chacun leur lot de scènes horribles, il y a un véritable discours politique au cœur d’American Primeval que feraient bien d’écouter ceux qui croient à la propagande « MAGA ». Car ce que nous rappelle et nous montre ici Mark L. Smith, c’est que l’Amérique est née dans un bain de sang (principalement des populations amérindiennes, mais pas que…), dans la violence (omniprésente), dans la haine de l’autre, et dans la cupidité la plus bestiale : toutes choses difficiles à regarder en face dans cette série qui ne nous ménage pas, mais indiscutablement vraies.

Mark L. Smith a donc imaginé, autour d’un massacre bien réel, l’histoire d’une femme de l’Est, accompagnée par son fils invalide, cherchant à rejoindre un poste avancé de colonisation pour y retrouver le père hypothétique de l’enfant. Fuyant les chasseurs de primes (la tête de la femme étant mise à prix), ils se retrouveront irrémédiablement mêlés à la guerre qui fait rage dans l’état mormon, et pris dans un faisceau inextricable de drames humains, dans une atmosphère quasi apocalyptique.

Peter Berg, le réalisateur de tous les épisodes, a la main lourde en termes de violence gore, de détails sordides (la palme revenant à la partie se déroulant dans un campement de colons français encore plus primitifs !), de comportements bestiaux et de déchirements incessants. Et cette sauvagerie de tous les instants joue contre la série, qui aurait bénéficié de moments de pause, permettant au téléspectateur de reprendre ses esprits, et de réfléchir sur ce que American Primeval lui raconte. On pourra aussi déplorer des choix narratifs qui s’écartent de ce que l’on pense aujourd’hui être la vérité historique : par exemple, l’implication indirecte de Brigham Young, le chef de la communauté mormone, dans le massacre est ici suggérée alors qu’elle ne semble pas fondée… ce qui permet à Mark L. Smith de charger sa barque « anti-mormone » au delà du nécessaire.

Pourtant, en dépit de ces défauts irréfutables, et sans doute beaucoup grâce à la qualité générale de son interprétation, American Primeval s’impose comme une œuvre marquante, qui ne manque pas de courage dans sa détermination à lever le voile sur les horreurs de la colonisation américaine.

14 février 2025

"The Purple Bird" de Bonnie « Prince » Billy : une ode à la vie façon Nashville

Maintenant que Beyoncé a finalement remporté le Grammy Award qu’elle convoitait depuis toujours avec un ALBUM (présenté comme) COUNTRY, on peut espérer que la jeunesse s’intéressera à ce genre musical passionnant. Et laissera tomber les prétentions de la « pop star » (ha ha) mondiale pour plutôt écouter des gens de talent, qui jouent vraiment de la country music… C’est dans ce contexte favorable (ou non, il y en aura toujours pour assimiler cette musique traditionnelle aux divagations réactionnaires des troupes trumpistes !) que Will Oldham, alias Bonnie « Prince » Billy, nous revient avec un nouvel album, The Purple Bird, clairement trempé cette fois dans l’eau bénite de la country music…

Will Oldham, ce troubadour précieux – plutôt à la marge des courants musicaux dominants – mais aussi extrêmement prolifique, nous a habitués, depuis ses débuts dans les années 90, à une folk rugueuse, à des atmosphères désabusées et contemplatives, le tout pratiqué sous différents noms d’artiste, qu’il est souvent difficile d’expliquer. Son ample discographie est réellement singulière, en équilibre instable entre folk lo-fi et americana pur jus. Entre intimisme et authenticité. Avec une part croissante d’influences country dans sa musique, influences plus nettes que jamais sur ce nouvel album, The Purple Bird.

Ce qui distingue clairement ce nouvel album de ses prédécesseurs, et en particulier de son précédent, datant de 2023, le très beau Keeping Secrets Will Destroy You, c’est d’abord une atmosphère nettement moins sombre, moins dépressive / déprimante : ici, la lumière a le droit d’entrée. Mais, il y a également une différence notable du pont de vue formel : c’est que le disque a été enregistré à Nashville, sous la houlette d’un producteur, chose très inhabituelle chez Oldham (ce serait a priori seulement la seconde fois de sa carrière qu’il fait appel à un producteur !). C’est David R. « Fergie » Ferguson, qui fut ingénieur du son chez Johnny Cash (en particulier sur les fabuleux American Recordings), qui est crédité comme « co-auteur » de sept des douze chansons de l’album, et qui s’est chargé de parer largement l’album d’une instrumentation country, peuplée de pedal steel, de violons et d’harmonies vocales soignées. Les chansons sont également le résultat d’une collaboration avec d’autres musiciens, le transformant en « véritable disque de Nashville » ! Tout cela a communiqué à The Purple Bird une chaleur, presque un optimisme inhabituel, qui décevra peut-être les amoureux d’un Will Oldham « près de l’os », mais qui, avouons-le, fait du bien en cette époque anxiogène.

Oh, la mélancolie propre au travail d’Oldham n’a évidemment pas disparu, mais The Purple Bird affiche une volonté manifeste de célébrer la vie et la communauté. En fait la tracklist de l’album joue de manière assez systématique l’alternance entre des chansons introspectives – certainement celles qui accrocheront le plus le fan / puriste dès la première écoute, et des ballades plus… enlevées (bon, on n’est pas non plus dans la franche rigolade, on s’en doute bien…). Parmi les plus beaux morceaux, ceux où l’émotion culmine le plus facilement, on pointera l’élégiaque London May, où le chant de Oldham est renforcé par le piano et des voix féminines, le fervent Boise, Idaho qui amènera des larmes aux yeux des plus sensibles d’entre nous, ou encore le désolé et tendu Is My Living Vain, où les cordes viennent magnifiquement dramatiser les questions existentielles que pose le texte : « Is my playing in vain? / Is my praying in vain? / Is my labor in vain? / Is my singing, singing in vain? » (Est-ce que ma musique est vaine ? / Est-ce que ma prière est vaine ? / Est-ce que mon travail est vain ? / Est-ce que mon chant est vain ? / Non, non, bien sûr que non, tout n’est pas vain / Tout n’est pas vain, car sur le chemin se trouve le gain éternel)…

Le morceau le plus singulier de l’album est Guns Are for Cowards, aussi caustique que limpide dans sa critique des fantasmes de violence de l’Amérique profonde, dissimulée derrière une fausse jovialité folklorique. L’étonnant refrain fait grincer les dents : « Who would you shoot in the face? / Who would you shoot in the brain? / Who would you shoot in the back / And leave bleeding out in the rain? / Who would you shoot in the leg? / How many times in the neck? / Who would you shoot? And then how would you feel, exalted? / Or destroyed? » (Sur qui tirerais-tu en pleine figure ? / Sur qui tirerais-tu en pleine tête ? / Sur qui tirerais-tu dans le dos / Qui laisserais-tu agoniser sous la pluie ? / Sur qui tirerais-tu dans la jambe ? / Combien de fois lui tirerais-tu dans le cou ? / Sur qui tirerais-tu ? Et après, comment te sentirais-tu, exalté ? / Ou détruit ?). Et la conclusion est sans appel : « Well, guns are for cowards and cowards created by fear and withholding of love » (Eh bien, les armes sont pour les lâches et les lâches sont créés par la peur et le manque d’amour). ll est clair qu’en notre sombre époque, et sans se positionner comme un chanteur « politique, Bonnie « Prince » Billy a encore des choses à dire au monde…

The Purple Bird est probablement l’un des disques les aboutis, les plus « classiques » de son auteur. En tant que tel, répétons-le, il pourra décevoir les vieux fans adeptes d’une approche plus « pure », plus viscérale de la musique. Mais cette ode à la vie, à la poésie indéniable derrière le raffinement de l’interprétation et de la production, est magnifique.

13 février 2025

Relisons les classiques de la BD européenne : "La ballade de la mer salée" de Hugo Pratt (1967)

La première fois que j’ai vu Corto, il était ligoté sur un radeau à la dérive sur l’océan. Moi, je n’avais guère que quinze ans, mais je sentais déjà monter en moi ce désir impérieux de partir à l’aventure à travers un monde immense et inconnu (qui n’avait pas encore été, à cette époque là, violé par le tourisme de masse…). Cette apparition de Corto Maltese, mythique, je la place au même niveau que celle du personnage de « cowboy absolu » joué par John Wayne qui monte dans la diligence de Stagecoach, ou pour utiliser une comparaison qui parlera sans doute plus à l’imagination contemporaine, celle d’Indiana Jones au début de Raiders of the Lost Ark. C’est l’apparition inouïe de quelque chose de plus grand que chacun d’entre nous : celle de l’AVENTURE.

A posteriori, on comprend d’ailleurs que Hugo Pratt, quand il crée La Ballade de la mer salée (Publiée pour la première fois en 1967 en Italie dans la revue Sgt. Kirk), ne réalise pas encore le géant qu’il a inventé. L’histoire qu’il raconte commence en 1913, dans l’immensité sauvage du Pacifique Sud, et ses héros sont deux adolescents naufragés, Pandora et Caïn Groovesnore. Ils sont recueillis par des pirates aux ordres du mystérieux Moine, un être effrayant qui tire les ficelles dans l’ombre. Ils croisent la route de Corto Maltese, un marin marginal, qui s’éloigne des codes de l’héroïsme classique du fait de son pragmatisme, et qui sombre régulièrement dans le désabusement. Un autre personnage extraordinaire de La Ballade de la mer salée est l’indicible Raspoutine, apparaissant ici contre toute logique (mais je suis sûr qu’il y en avait une pour Pratt) en dehors du contexte de la Russie impériale que la révolution bolchévique allait emporter. Entre tous ces personnages, Pratt a du mal à choisir, et Corto n’est que l’un d’entre eux dans une histoire plus grande qu’eux tous…

Sauf que le lecteur, lui, s’attache sans même savoir pourquoi à cette silhouette élégante qui caractérise Corto, toujours (ou presque) surmonté de son emblématique casquette. Oui, le lecteur tombe littéralement amoureux de cet homme qui porte en lui toute la modernité qu’ignorent les autres protagonistes de La Ballade de la mer salée : Corto Maltese semble avoir emprunté une machine à voyager dans le temps. Soit il vient de la fin du XXe siècle, soit au contraire il est allé y faire un tour : il est en tout cas chargé de la nostalgie future d’un monde sauvage dont lui seul mesure la fragilité, dont il sait la future disparition. Corto n’est pas romantique, il est post-romantique.

Hugo Pratt nous offre avec La Ballade de la mer salée une série de scènes suspendues, où les dialogues résonnent bien plus fort que l’action (rare, brève, confuse comme dans la « vraie vie ») : on discourt sur la liberté, sur l’honneur. Mais il y a aussi la menace d’une guerre « mondiale », qui pèse sur tous, qui plombe le récit de ces conflits presque « classiques » entre pirates et « gens de bien ». Et il y a le Pacifique, sublime, immense, qui réduit à rien les problèmes humains, mais reflète les doutes et les interrogations des protagonistes.

Pour Pratt, la distinction entre le Bien et le Mal est une illusion, et tous ses personnages sont ambigus : c’est là d’une audace folle pour un récit a priori destiné à la jeunesse, en pleines années 60. Ce sera pourtant la base de toutes les aventures de Corto Maltese qui suivront. Mais la révolution de Pratt n’est pas que littéraire – même si La Ballade de la mer salée sera très vite considérée comme un chef d’œuvre de la littérature plutôt que simplement de la Bande Dessinée : son style graphique, déroutant, en noir et blanc, est déjà affirmé, même s’il progressera énormément par la suite. Tout est visuellement épuré, minimaliste, mais reste d’une grande efficacité : quelques traits, quelques taches noires capturent à la fois la majesté des paysages et la profondeur psychologique des protagonistes. On se demande par quel miracle ça fonctionne.

Mais ça fonctionne. Et ce n’est que le début.

 

12 février 2025

"Force Majeure" de Delivery : le punk rock n’est TOUJOURS pas mort !

Le 26 juillet dernier, sur la plage de Binic, il n’y a eu qu’un seul groupe sur la scène du festival pour venir menacer la suprématie scénique des Néerlandais de Tramhaus : les Australiens de Delivery, un groupe de Melbourne qui est immédiatement monté dans les sommets de notre liste des combos « punks » mondiaux les plus intéressants… Bonne pioche, car ils sortent ce mois-ci leur second album, Force Majeure (un mot français qu’ils ont appris en Bretagne ?), un disque bien urgent comme on les aime, qui confirme notre excellente impression scénique : ces gens sont là pour revitaliser un genre qui a plus d’un demi-siècle, mais refuse de mourir, en y injectant une approche moderne.

Il est intéressant – et pertinent – de rappeler que Delivery sont nés alors que James Lynch et Bec Allan, qui étaient déjà en couple, mais n’avaient jamais fait de musique ensemble, se sont retrouvés enfermés chez eux durant le très long confinement australien. Forcés à rester ensemble dans une même pièce pendant de longs mois, ils se sont occupés en faisant de la musique, et en cherchant à combiner la « culture punk » de Bec et l’expérience « garage » de James. Ils expliquent aujourd’hui que le son brut et minimal résultant des enregistrements « à la maison » a ensuite évolué du fait du format « groupe complet », au fur et à mesure des concerts qui ont permis à Delivery de s’aguerrir, mais aussi de gagner en… « positivité » : un bon esprit qui nous avait séduit à Binic, et que nous avions tenté de résumer maladroitement de la manière suivante : « un mélange parfaitement bien dosé de dissonances avant-gardistes, de décharges électriques speedées, de martellements glitter rock martiaux, d’hymnes à brailler en chœur, de mélodies bien troussées ». Et finalement, après quelques écoutes de Force Majeure, cette description n’est pas si mauvaise que ça !

D’entrée de jeu, avec Digging The Hole, Delivery posent les bases : les guitares sont tranchantes, la rythmique hyperactive et le chant nerveux. Tout cela rappelle les grandes heures de l’explosion punk de 1977 ! Le ralentissement du rythme à mi-course surprend, mais c’est juste une manipulation diabolique avant l’accélération finale, bienheureuse, qui nous envoie percuter le mur à pleine vitesse. Mais Like a Million Bucks est ensuite un morceau plus mélodique, qui montre que le groupe a des ambitions autres que de simplement nous briser les dents. Operating At a Loss est le second single de l’album, celui qui ouvre la porte à des références plus « riches » : certains citent le Magazine des débuts, celui de Shot By Both Sides, ce qui est ambitieux, mais il est vrai que le titre surprend par son épilogue complexe.

What For?, à l’inverse, mélange hymne glam à chanter en levant le poing, avec des dérapages hystériques et un chanté-parlé intense, dont étaient coutumiers les Parquet Courts des débuts. Stuck in the Game accélère à nouveau, même si la course à la mort (de l’an 2025) est interrompue par de brefs breaks à la guitare pouvant rappeler les premiers singles de XTC : encore une fois, la capacité de créer des paradoxes en puisant dans toute l’histoire du mouvement punk / new wave, britannique en particulier, étonne.

The New Alphabet est l’un des titres-clés du disque, sans doute l’un de nos préférés : Delivery jouent ici la carte du décalage rythmique et des lignes de basse syncopées, se positionnant pour la première fois du disque du côté arty de la new wave de la fin des années 70 : la connexion XTC est confirmée, et c’est bon de voir que le groupe ne se limite pas à pousser le son de leurs guitares saturées au maximum. Deadlines, à l’inverse, est un joli condensé du style punk britannique de 1977, qui rappellera leur jeunesse à ceux de nos lecteurs qui ont vécu ces heures bénies : voix pleine de morgue, guitares enragées, mais aussi, comme toujours, une mélodie parfaitement « chantable ».

Focus Right a, de manière surprenante, une tonalité psychédélique, que ce soit du fait de son chant vaporeux, de sa structure répétitive ou de sa mélodie brumeuse. En poussant un peu, on se dira que ce n’est pas une totale coïncidence si le label de l’album, Heavenly Records, a aussi accueilli King Gizzard What Else? continue la diversification stylistique qui règne sur la seconde face de Force Majeure : voici un titre où les claviers sont prépondérants, sur une rythmique synthétique, et où le chant est le centre de toute notre attention : une « pause » bienvenue avant les plus de quatre minutes de Only A Fool, morceau de « mekanic dancing » (pour reprendre l’expression de XTC, justement) où la voix féminine est un autre « nouvel ingrédient » réjouissant dans la recette musicale du groupe. Et encore, une fois, un final répétitif, presque krautrock (?) nous surprend.

Put Your Back into It, après ça, semble un peu trop convenu, peut-être, mais son final furieux vaut son pesant de poudre à canon. Exacto est un morceau « classique » – et ce n’est pas un reproche – pour conclure un album : construit sur un martèlement et un riff répétitif, il s’élève grâce au chant intense et aux guitares carillonnantes.

Si Force Majeure séduit, c’est par l’honnêteté de sa démarche (le mot « honnête » est un mot qu’utilisent beaucoup Delivery dans leurs interviews) : s’inscrire dans une belle – mais également large – tradition punk rock, mais prendre en compte la nécessité d’avoir aujourd’hui une approche plus réfléchie, sans pour autant perdre en intensité.

Un pari difficile, mais réussi.

 
11 février 2025

"Presence" de Steven Soderbergh : l’horreur moderne n’est pas là où on l’attend

Rappelons ce qu’écrivait Pauline Guedj dans son excellent essai sur Soderbergh, Steven Soderbergh, l’anatomie des fluides : « Un artiste versatile, pragmatique, dont la carrière n’est pas dictée par une direction esthétique prédéfinie, mais plutôt par une méthodologie du cinéma qui fait de chaque film une expérience unique, déterminée à la fois par la teneur de l’histoire et par l’aventure du tournage ». Même si sa filmographie est composée de quelques véritables chefs d’œuvre, de quelques ratages complets et de pas mal de films « entre les deux », on se doit d’aller voir le « dernier Soderbergh » quand il sort, car peu de réalisateurs manifestent une telle passion pour le cinéma et pour l’expérimentation. Presence, son film de 2024 qui vient de sortir chez nous, ne fait pas exception… en dépit d’une BA trompeuse destinée à attirer dans les salles les aficionados des films Blumhouse (ce qui fera que pas mal de spectateurs déçus de ne pas avoir leur dose de « jump scares » quitteront la salle durant la séance à laquelle nous étions !)

Le point de départ de Presence est le plus classique qui soit : une famille américaine traditionnelle, avec une fille et un garçon encore adolescents, mais plutôt aisée (et où c’est clairement la femme – Lucy Liu, qu'on a plaisir à revoir – qui porte la culotte), emménage dans une grande maison sombre, qui se révélera rapidement habitée par une « présence ». Le film ne suivra pas ensuite les codes habituels du genre... mais l’une des idées de mise en scène est que nous soyons « à la place du fantôme » pendant tout le film : si l’on se rapproche de ce que l’on a déjà vu dans A Ghost Story de David Lowery, la mise en pratique de cette idée semble d’abord un peu lourdingue, mais elle prend peu à peu son sens alors que le scénario malin du vétéran David Koepp (qui a travaillé avec De Palma, Spielberg, et bien d’autres…) nous prend dans ses filets. Ensuite…

… Il ne vaut pas mieux trop en savoir à l’avance sur le sujet du film, et faire fonctionner ses méninges pour anticiper la jolie révélation finale. Il y a d’ailleurs quelque chose de très « stephenkingien » dans Presence, et ce n’est évidemment pas un défaut… Car la bonne surprise, c’est que le propos de Koepp et Soderbergh – comme souvent chez Stephen King, justement, adepte de la radiographie de la société US – est des plus sérieux, et si leur film n’a absolument rien d’effrayant pendant 90% de son déroulement (d’où l’impatience et l’irritation des spectateurs « abusés »), il culmine dans une avant-dernière scène absolument terrible, qui ébranlera même les moins sensibles. On se rend compte alors que Presence nous a offert en douce un commentaire pertinent sur des dérives comportementales actuelles… qui, poussées à l’extrême comme ici, sont plus effrayantes que la présence d’un fantôme.

Bref, un programme plus ambitieux que la modestie du film le laissait présager, ce qui constitue quand même l'une des bonnes raisons d’aller encore au cinéma. Pour être surpris.

On attend maintenant de pieds ferme le prochain Soderbergh (Black Bag, prévu pour le mois de mars)…

10 février 2025

Séance de rattrapage : "Le client" de Ashgar Farhadi : la carpe et le lapin

Curieusement, moi qui suis très attaché au cinéma iranien - depuis des décennies l'un des meilleurs du monde, ce qui aurait tendance à faire penser que le génie artistique est encore plus vivace quand il s'oppose à la tyrannie -, j'avais complètement loupé le Client à sa sortie. Et puis je m'en étais détourné du fait de critiques négatives de la part de personnes dont je respecte l'opinion au plus haut point. Le Bluray Disc dormait donc sur mon étagère depuis un bon moment quand une panne d'Internet m'a convaincu de m'y risquer.

Et je ne l'ai pas regretté. J'y ai retrouvé tout ce que j'aime dans le grand cinéma iranien : une mise en scène d'une folle intelligence qui sait pourtant ne pas tomber dans la virtuosité gratuite, un scénario conceptuel en diable (ici la mise en regard d'une pièce célèbre, la Mort d'un commis voyageur, jouée le soir par le couple dont nous suivons les épreuves durant la journée, et dont les situations font écho, mais heureusement indirectement, à la crise qu'ils vivent), un niveau d'interprétation exceptionnel (Shahab Hosseini a reçu le Prix d'interprétation à Cannes), et un regard redoutablement critique sur la société iranienne, mais subtil car il ne faut évidemment pas attirer l'attention des mollahs / censeurs.

Alors, oui, j'ai aussi compris ce qui a gêné les détracteurs du film : le Client fonctionne comme un thriller, avec une construction élaborée de coïncidences et de mauvaises décisions qui placent le couple de héros dans une situation impossible, et finalement destructrice. On les voit s'enfermer eux-mêmes dans un piège que le "scénario" leur tend, tandis que les symboles sont alignés pour souligner les thèmes profonds du film : entre l'immeuble qui se fissure et menace de s'effondrer et l'ascenseur en panne qui oblige à de longues montées et descentes d'étages par l'escalier alors que le temps presse, Farhadi opère comme une divinité toute-puissante contrôlant le destin de ses personnages, sans leur laisser aucune chance. Ce sont là pourtant les mécanismes classiques des grands thrillers, et plus généralement des "Films Noirs", qui n'offensent personne, et qui sont, au contraire, célébrés.

Finalement, ce qui surprend (favorablement pour ceux qui aiment le film, négativement pour ceux qui le critiquent), c'est le décalage entre ce genre de mécanique scénaristique et l'aspect extrêmement réaliste, parfois proche du documentaire (je pense aux scènes de travail, à l'école ou au théâtre), du film. Le client, c'est l'accouplement de la carpe et du lapin : ça donne un résultat bizarre, décalé, qui rompt avec nos croyances en un cinéma "pur". Et moi, je trouve ça très bien comme ça.

9 février 2025

"Un parfait inconnu" de James Mangold : une page de l’histoire du Rock

Tout fan de Dylan, et même toute personne s’intéressant à l’histoire du Rock, connaît à peu près les faits que raconte Mangold – réalisateur solide, par ailleurs déjà responsable du très bon biopic sur Johnny Cash, Walk the Line -, dans son Un parfait inconnu : comment un jeune musicien ambitieux débarquant des Midlands s’impose rapidement au sein de la scène folk de New York, devient en une paire d’années l’idole de tout ce que les USA comptent de « libéraux » grâce à une poignée de chansons qui marquèrent leur époque (Blowin’ In The Wind, A Hard Rain’s a-Gonna Fall, The Times They are a-Changing, etc.), et donc une sorte de porte parole du Civil Rights Movement. Avant de choquer tous ceux qui l’adulaient en abandonnant sa posture « politique », et en « passant au Rock », en particulier lors d’un concert qui devint réellement légendaire, celui du Festival Folk de Newport de 1965. Une prestation provocatrice et incendiaire qui lui vaudra la haine plus ou moins tenace de toute la gauche bien pensante, mais qui sera suivie de l’un des albums majeurs de l’histoire du Rock, Highway 61 Revisited.

D’une certaine manière, Un parfait inconnu n’est pas un biopic, il n’en adopte quasiment aucun des codes narratifs, et c’est évidemment très bien comme ça ! Mangold a choisi plutôt la forme du « film historique », se concentrant sur une période de temps extrêmement courte, entre l’arrivée de Dylan à New York, avec sa première visite à Woody Guthrie à l’hôpital où il est confiné du fait de sa santé déclinante (et, événement fondamental, sa rencontre avec Pete Seeger, dont l’amitié sera déterminante dans la reconnaissance du jeune auteur par les milieux folk « intégristes »), et son départ en moto du Festival de Newport où il ne laisse derrière lui que des ruines : un public passé de l’adulation absolue à la haine, deux histoires d’amour détruites, celle avec sa première muse, Suze (curieusement rebaptisée Sylvie dans le film), et celle avec Joan Baez, et une poignée d’amis sincères qui se sentent trahis, abandonnés (Pete Seeger et sa femme Toshi en premier lieu).

Pour être sûr de raconter « l’histoire plus que la légende » (et donc ne pas entrer dans le jeu tellement américain de la construction des mythes), Mangold est parti de l’excellent livre d’Ellijah Wald, Bob Dylan Electrique – Newport 1965, qui est d’une précision historique absolue : extrêmement détaillé musicalement, le travail de Wald permet de se détacher de toutes les exagérations qui se sont ajoutées au fil des années au « récit » de cette « révolution », comme par exemple le fait que Seeger aurait essayé de couper l’alimentation électrique de la scène à coups de hache, pour arrêter la tornade sonore qui s’abattait sur le public horrifié.

Pendant deux heures vingt qui passionneront les fidèles de Dylan et de l’histoire de la musique du XXème siècle, mais risquent de sembler bien longues aux autres, Mangold recrée avec précision et fidélité ce qui s’est passé, mais peint également des portraits honnêtes, aussi objectifs que possible, des principaux protagonistes de l’histoire : Dylan, Baez, Suze Rotolo, Pete Seeger, Woody Guthrie, Albert Grossman (le producteur avisé), Bob Neuwirth (l’ami qui l’a accompagné dans sa métamorphose), etc. auquel il ajoute Johnny Cash (qui admirait en effet Dylan) et son personnage de rocker romantique qui lui est cher, on s'en doute.

Plus que l’impressionnant travail de reconstitution effectué par Mangold, ses scénaristes, ses décorateurs, son photographe, la critique des deux côtés de l’Atlantique, sentant évidemment que mentionner tous ces aspects historiques n’attirerait pas le grand public, se répand à longueur de pages sur la qualité « mimétique » de l’interprétation de Timothée Chalamet, copiant ici tous les tics vocaux et gestuels de Dylan, interprétant lui même les chansons célèbres de manière remarquable. On a lu que Dylan en personne aurait conseillé Chalamet (ce qui n'est pas certain...) et qu'il avait finalement « validé » sa composition. C’est impressionnant, mais est-ce réellement intéressant ? Pire, si l’on est provocateur, est-ce vraiment là « du cinéma » ? On a envie de comparer Un parfait inconnu au bien moins « parfait », mais finalement plus « riche », plus proche du geste artistique dylanien, I’m Not There de Todd Haynes (il serait passionnant de le revoir, sa transcription du passage de Dylan à l’électrique étant également mémorable)…

Je dois dire que, à titre personnel, j’ai vibré, ri, pleuré, pendant tout le film, ravi de cette recréation d’une page mythique d’une histoire qui me tient à cœur. Peut-être réagirez-vous de la même manière que moi, et passerez un excellent moment devant le film de Mangold ? Peut-être trouverez-vous tout ça peu passionnant, et haïrez-vous cet artiste froid et arrogant, égoïste, insensible à tout ce qui n’est pas sa musique et son chemin, qu’il trace avec une obstination redoutable ? Mais dans tous les cas, que l’on aime ou que l’on déteste, on peut se poser la question de savoir si, en dépit de son efficacité narrative, Un parfait inconnu est du bon cinéma.

8 février 2025

"Le jardin zen" de Naoko Ogigami : l’eau et le trouble

Nous n’avons encore vu en France aucun film de Naoko Ogigami, et nous nous sommes donc installés devant Le jardin zen sans trop savoir quoi en attendre… Ou peut-être, du fait de son titre français lénifiant et assez "clicheteux", en espérant au mieux une déclinaison moderne du cinéma nippon éternel, fait de grâce et d’humanité (à la Ozu, quoi !). Deux heures plus tard, nous sommes ressortis de la salle, ravis, mais surtout en nous pinçant pour savoir si nous n’avions pas rêvé : depuis combien de temps n’avions-nous pas vu un film japonais aussi audacieux, aussi singulier, aussi surprenant ?

Le titre japonais, Hamon, n’a pas d’équivalent en français mais se traduirait en anglais par « ripples », ce qui décrit les ondes se déplaçant à la surface de l’eau frappée par une pierre… ou n’importe quoi, comme par exemple… un corps. Soit une image (la surface de l’eau « troublée ») qui revient régulièrement dans le film, jusqu’à une scène stupéfiante (avec effets spéciaux, oui !) que nous ne décrirons pas pour ne pas en gâcher la magie, et qui symbolise ainsi les interactions entre les personnages.

Le jardin zen / Hamon raconte l’histoire d’une femme mûre, d’ailleurs tourmentée par l’arrivée de la ménopause, dont le mari disparaît alors qu’il est en train d’arroser son jardin, et qui reconstruit sa vie en adhérant à une drôle de secte où l’on vénère l’eau. Mais quand son mari réapparaît, quelques années plus tard, la sérénité (apparente) qu’elle a réussit à se construire va très vite se désagréger avec des conséquences… inquiétantes.

Le scénario écrit par Ogigami est d’une superbe complexité, qui nous ménage des surprises régulières comme si nous nous trouvions devant un thriller (ce que Le jardin zen n’est pas, soyons clair, en dépit du sentiment menaçant que tout peut arriver à tout moment dans le film !), et qui propose plusieurs niveaux de lecture : psychologique, psychanalytique, politique également. En fait, cela fait une éternité que nous n’avions pas vu un film aussi sévère vis à vis de la société japonaise, de son fonctionnement comme de ses codes : la satire semble certes « discrète », mais s’avère terriblement cruelle, et le spectateur est placé dans une position douloureuse d’accompagner des personnages visiblement oppressés, en souffrance quasi permanente derrière leur apparente sérénité « orientale », et à qui la libération de la révolte n’est même pas offerte.

La mise en scène d’Ogigami est encore plus étonnante, enfermant les frustrations de ses personnages dans un film qui semble longtemps très (voire effroyablement…) lisse : mesuré, bien tenu, lumineux, posé, composé. Pas de musique (sauf à un seul instant, nous semble-t-il), la bande sonore étant occasionnellement rythmée de battements de paumes, dont nous ne comprendront le sens qu’à la toute fin du film. Le jeu de Mariko Tsutsui, actrice prolifique au cinéma et dans les séries TV japonaises mais peu vue chez nous, est littéralement extraordinaire, et nous offre une succession de sentiments ambivalents : elle est tour à tour détestable, effrayante, bouleversante, amusante, sans qu’aucune de ces réactions ne prévale réellement, tout au moins jusqu’à la magnifique scène finale, qui explicite parfaitement, même si c’est sans qu’un mot ne soit prononcé, le propos de l’auteur, et du film.

Nous avons tenté ici de vous donner envie de voir Le jardin zen, malheureusement pas assez mis en avant par la critique, exigeant par sa forme particulière mais au final terriblement touchant. Nous avons aussi essayé d’en dire le moins possible, car l’effet de surprise est l’une de ses plus belles qualités. Répétons simplement que c’est un film qui fait rire, fait réfléchir, qui serre le cœur et qui fait aussi beaucoup serrer les poings. Par contre, il risque de vous faire passer l’envie de boire de l’eau.

7 février 2025

"Companion" de Drew Hancock : Incel : 0 – AI : 0

Les thrillers cassent la baraque sur Netflix, l’IA est à la mode, le féminisme (pas trop réfléchi) aussi. Le quasi inconnu Drew Hancock s’est senti pousser des ailes d’auteur, et il a écrit et réalisé Companion, un film conçu pour capitaliser sur toutes ces tendances positives. Il a malheureusement jugé que laisser de côté toute ambigüité, toute complexité, toute liberté pour le spectateur de réfléchir à ce qu’on lui montrait, était inutile, ce qui réduit son film à un thriller, certes occasionnellement excitant, mais qui passe à côté du potentiel de son sujet.

Et son sujet, quel est-il ? Eh bien, voilà l’histoire de Josh, un incel pathétique (Jack Quaid, à la fois dans la lignée de et en contre-emploi par rapport à son rôle dans The Boys), qui n’a qu’Iris dans sa vie. Mais Iris est un « fuckbot » (un robot animé par l’intelligence artificielle dont la fonction est de satisfaire les célibataires désespérés) : ce n’est pas un spoiler, même si ça devrait l’être, puisque l’affiche du film dévoile elle-même le pot aux roses, ce qui n’est pas très intelligent, non ? Et donc Josh monte un plan « diabolique » pour utiliser Iris dans le but de s’enrichir en piquant son fric à un Russe trop vulgaire pour mériter d’être aussi riche. Le reste, c’est l’histoire du film, là encore « spoilée » partiellement dès la première scène (encore une preuve de manque d’intelligence, non ?).

Bon, Companion, avec ses twists et ses jeux de manipulation, est un thriller divertissant. Très divertissant même. Jusqu’à ce qu’il ne le soit plus du tout, à force que son scénario empile les retournements de situation, les coïncidences bien arrangeantes, les personnages secondaires qui ne sont là que pour faire avancer le film dans la « bonne direction ». Trop, c’est trop, le pacte de crédulité finit par se rompre. Il aurait été « intelligent » d’en faire moins pour marquer plus l’esprit du spectateur, mais Hancock n’a clairement pas ce talent là.

Là où Companion en irritera plus d’un, c’est qu’il donne finalement l’impression que toute cette histoire est bel et bien une construction manipulatrice pour démontrer que les mecs (même gays, pour le coup…) sont des ordures, et que la toxicité masculine a de beaux jours devant elle (ce qui doit être vrai, vu ce qui se passe dans pas mal de pays en ce moment…). Là où il décevra les cinéphiles, c’est sa faiblesse quant on le met en perspective avec des films comme le AI de Spielberg ou le magnifique Ex Machina d’Alex Garland : même avec des idées intéressantes comme celle de la programmation « variable » du robot, clairement sous-utilisée (et même pas logiquement !), ou comme celle de l’humanisation de l’IA sous l’influence de l’amour, Hancock en reste à des années lumières des films mentionnés…

Il reste une raison valable d’aller voir ce Companion, c’est la cinégénie de Sophie Thatcher, vue récemment dans Heretic, actrice de théâtre pour le moment cantonnée au cinéma de genre : cette jeune femme a à la fois la grâce et le talent pour jouer des choses beaucoup plus intéressantes.

6 février 2025

"Machos Alfa – Saison 3" d’Alberto et Laura Caballero : …et les femmes aussi !

Si on revient un peu en arrière, alors que la superbe série espagnole Machos Alfa en est à sa troisième saison, il s’agit là d’une réussite totalement improbable : comment moquer l’évolution folle des rapports hommes-femmes, largement dictés d’ailleurs par la diffusion d’une culture woke et par la force accrue des diverses tendances du féminisme moderne, sans tomber dans les clichés machistes réactionnaires ni, à l’inverse, dans un discours militant progressiste de plus en plus clivant ? C’est en tout cas ce qu’ont réussi à faire Alberto et Laura Caballero, qui n’avaient pas pourtant une réputation de créateurs particulièrement « subtils » en Espagne…

Faire rire avec quatre mâles hétérosexuels, assez « basiques », si ce n’est machos (on est en Espagne, patrie du machisme, non ?) n’était pas gagné, donc, mais Machos Alfa a choisi, au delà de sa pluie régulière de gags hilarants et de situations aussi embarrassantes que réjouissantes, de raconter à l’écran, avec franchise mais aussi légèreté, cette désorientation que nous ressentons tous face à des discours sociologiques confusants, voire des impositions sociétales difficiles à intégrer dans notre comportement quotidien.

Mieux encore, cette troisième saison montre qu’il reste encore aux showrunners et aux scénaristes des idées nouvelles à exploiter : le sujet du repositionnement de la relation homme-femme, aussi bien dans la sphère privée que dans le domaine professionnel (sans même parler de son impact sur la psyché de chacun) a toujours du potentiel !

Là où Machos Alfa marque des points dans sa troisième volée d’épisodes, c’est en insistant plus franchement qu’avant sur les « dégâts » provoqués par ces mutations sur la vie des femmes elles-mêmes : les plus beaux personnages sont désormais féminins, et les situations les plus intéressantes les concernent, ce qui apporte un joli renouvellement de la série. On pense à Luz (la merveilleuse Kira Miró) qui s’obstine à chercher un exutoire à sa peur de s’engager, et qui pense le trouver dans une relation homosexuelle, ou au nouveau personnage de Marimar, déchirée entre les injonctions traditionnelles – toujours fortes en Espagne – de la religion catholique et ses désirs. Ou, surtout, peut-être, à l’impasse dans laquelle se trouve la journaliste féministe Irene lorsqu’elle s’ingénie à appliquer ses opinions à sa vie privée. Quant à la question du harcèlement sexuel au travail – mise en perspective avec le harcèlement professionnel -, Pedro et sa nouvelle patronne lui appliquent un « twist » inédit, qui en dit finalement plus sur la réelle égalité hommes – femmes que bien des discours.

On aimera également que la série s’intéresse au phénomène « incels », et, plus sérieusement sans doute, à la confusion créée dans la tête des enfants par la théorie des genres, ou encore à la dangereuse résurgence des idées masculinistes, prônées ici par un grand-père dépassé par l’émancipation de son épouse.

S’il y a néanmoins, au milieu de toutes ces belles idées, une petite déception dans cette saison 3, c’est l’utilisation assez réduite du joli concept de mise en abyme de la série, qui devient son propre sujet puisque la société où travaille Pedro lance une série télévisée « Machos Alfa » (à laquelle personne ne croit !) basée sur sa vie « réelle » à lui et ses amis. Un filon à creuser plus sérieusement dans la prochaine saison ?

Le journal de Pok
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