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Le journal de Pok

12 novembre 2025

Réécoutons les Classiques du Rock : "Specials" de The Specials (1979)

« J’ai un message pour toi, Rudy », a méchamment ricané le skinhead en lui enfonçant lentement son surin dans le ventre. Un dernier coup de boule, et les hommes-singes du National Front l’ont laissé là, à perdre son sang dans les chiottes de ce Nite Klub pourri. Maintenant, alors que la pluie de Birmingham tambourine sur les tôles du toit, et que sa vie s’échappe, ses dernières pensées sont pour la jolie Liz, avec laquelle il s’est retrouvé coincé dans un mariage irréfléchi (« Trop et trop jeune », ils mettront sur sa tombe). Et puis pour Terry, dont la voie blême résonne, si près et si loin à la fois, alors que l’orchestre met toute sa rage et toute sa classe à faire revivre le ska devant une salle vide…

L’objectif d’un premier album est de révéler au monde un nouveau groupe, un nouvel artiste. Il y a néanmoins, de temps en temps, des premiers albums qui vont bien au-delà, qui définissent leur époque, et qui vont marquer la société dans laquelle ils apparaissent. Specials fait partie de ces disques exceptionnels, comme – hasard du calendrier ? – le London Calling de The Clash qui sortira quelques semaines plus tard. On est en Automne 1979, à Coventry, une petite ville à la lisière de Birmingham, qui n’a rien de l’endroit où vous auriez aimé passer vos vacances en cette fin des années 70 : le chômage a explosé, les tensions raciales sont exacerbées par le discours du National Front, les pubs sont remplis de mecs plus qu’imbibés qui adorent faire le coup de poing. The Specials débarquent en noir et blanc, comme sortis des sixties, pour fixer pour l’éternité cet instant où l’Angleterre commence à abandonner sa croyance en la démocratie pour emprunter le long chemin qui la mènera au Brexit quarante ans plus tard. Mais aussi ce moment où le punk rock abdique le dogmatisme « white riot » pour épouser le groove caribéen. Le label 2 Tone, bricolé par Jerry Dammers, « leader » du groupe, n’est pas qu’un « logo damier » esthétiquement malin. C’est une idée politique, une vision d’une autre société : multiraciale, antiraciste, fonctionnant sur le principe du do-it-yourself en réaction au capitalisme qui commence à abuser de son pouvoir.

Pour produire ce premier album, The Specials sont en outre allés chercher ni plus ni moins que l’immense Elvis Costello, ce qui se révèle une excellente idée : car la formule magique et quasi inexplicable du disque, c’est l’équilibre. Entre le punk blanc et le groove black, la voix froide, détachée, de Terry Hall qui contraste violemment avec le charme sexy, drôle aussi, de Neville Staple. La section rythmique (Horace Panter / John Bradbury) tape sec et serré, les guitares de Lynval Golding et Roddy Radiation tranchent comme des lames de rasoir, Jerry Dammers déploie avec ses claviers des nappes quasi mécaniques, et pourtant cinématographiques. Et les chanson sont TOUTES géniales, avec des mélodies chewing-gum, dont on ne se débarrasse plus jamais ensuite. Et des paroles qui racontent des histoires VRAIES : des histoires de vraies gens, dans la rue, dans la panade, dans la joie aussi, dans l’amour parfois. Specials est un disque qui fait danser, avec son ska qui fait évidemment écho à celui, plus gai, de Madness. mais c’est un disque sur lequel on danse les poings serrés et les mâchoires crispées.

Il y a d’abord, bien sûr, la reprise de Dandy Livingstone, A Message to You, Rudy, une chanson totalement jubilatoire venue du ska vintage : une mise en garde – lucide, pour le coup – adressée aux « rude boys », où sont invités des cuivres pour rajouter de la couleur à la fête. Il y a ensuite le « hit » Gangsters, morceau frénétique (reprise du Al Capone de Prince Buster) qui installe dans les charts et dans la société anglaise la signature 2 Tone : cette combinaison entre immédiateté pop, agressivité punk, et suprême élég ance jamaïcaine est la martingale gagnante en 1979 (d’ailleurs Joe Strummer, toujours à l’affût des bonnes idées, est proche du groupe !). Mais il y a aussi Concrete Jungle, qui raconte la peur très concrète de la rue, Nite Klub qui rigole de la médiocrité de la nuit dans les petites villes industrielles du pays, Too Much Too Young, énorme tube, qui – à la stupéfaction et la rage des conservateurs – encourage la contraception, en assénant quelques vérités sociétales que peu de gens ont envie d’entendre, Doesn’t Make It Alright pose, sans avoir recours à ces slogans faciles qui caricaturent souvent les grands combats humanistes, un refus net du racisme. Et puis il y a toutes les autres chansons (Monkey Man, on ne parle pas de l’énorme Monkey Man ?), toutes aussi bonnes, qui composent ce disque parfait.

Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’intelligence de la production de Costello : ça sonne live, non, pardon de le répéter, ça sonne VRAI. On entend la sueur, les regards que se jettent les musiciens, la cohésion du groupe, le plaisir de jouer, on sent la colère et la joie aussi. Rappelons que Costello produira encore ensuite, tout aussi brillamment, deux autres albums « pierre de touche » du Rock anglais : le East Side Story de Squeeze et le Rum, Sodomy and The Lash des Pogues. On lui doit une fière chandelle !

N’oublions pas non plus que, en 1981, The Specials placeront au sommet des charts Ghost Town, l’une des plus grandes chansons jamais écrites de l’autre côté de la Manche. Même si Ghost Town est un monument à part, qui tient tout seul, sa genèse est déjà perceptible dans quasiment chacun des morceaux de ce premier album miraculeux. Et le miracle, c’est bien qu’on l’écoute pour danser et pour la joie qu’il fait naître en nous, mais qu’ensuite on repart avec l’énergie et la volonté de changer le monde.

 

10 novembre 2025

"Baignades" d'Andrée A. Michaud : noyades...

Les vingt premières pages de Baignades, de l’autrice québécoise Andrée Michaud sont tétanisantes : à partir d’un point de départ anodin – le patron d’un camping demande aux parents d’une enfant se baignant nue dans un lac de bien vouloir rhabiller immédiatement leur fille – s’enchainent à un rythme infernal des évènements de plus en plus dramatiques, violents, extrêmes. Mais ce démarrage incroyable d’un thriller du quotidien (pas de serial killer, pas d’espion venu du froid, pas de machination diabolique) garde une formidable crédibilité, en dépit de son intensité et de son rythme. Bien sûr, la sauvagerie de la nature canadienne autorise des dérèglements qui seraient moins probables chez nous, mais quand même : il est difficile de ne pas se mettre à la place de cette petite famille qui va être victimes du pire, et d’en trembler d horreur.

Andrée Michaud est une autrice pas encore (assez) connue chez nous, alors qu’elle a un profil remarqué dans son pays, en particulier pour son livre Bondrée (2014) qui a récolté de nombreux prix, au Canada comme à l’international. Au delà de l’intelligence de ses thèmes et de leur traitement, Michaud a un style d’écriture remarquable : elle est capable d’injecter des éléments poétiques, souvent magnifiques, au milieu d’un paragraphe totalement factuel, ou de terminer une phrase décrivant une situation triviale par une expression transcendante, qui exalte le lecteur et le ravit. La langue d’Andrée Michaud, à la fois sèche et sensorielle, privilégie l’impact émotionnel plutôt que la virtuosité littéraire – ce qui ne signifie pas, au contraire même, qu’il n’y a pas ici une grande maitrise du verbe, du rythme, et des images mentales puissantes créées par le texte.

Le lecteur français sera de prime abord surpris, voire dérouté, par le vocabulaire québécois qui « exotise » les échanges. Mais ce n’est là qu’un détail, car, rapidement, il sera plus impressionné, par exemple, par l’usage systématique de l’imparfait là où la plupart des écrivains auraient recours au présent ou au passé simple pour rendre l’action plus vivante, plus impactante… Avant de se rendre compte que l’imparfait confère un caractère inéluctable, donc encore plus tragique, au drame qui se déroule sous nos yeux. De la même manière, les dialogues ne sont pas traités comme tels, mais intégrés au flux du récit, ce qui peut soit accentuer le sentiment d’urgence dramatique, soit l’enrichir sans l’interrompre par des paroles des protagonistes. Tout cela est magistral, et traduit une qualité d’écriture rare dans le domaine du thriller, même du thriller psychologique.

Et puis, après la cavalcade effrénée et tragique de la première partie du livre, vient cette fameuse seconde partie – que certains on pu trouver trop lente, moins forte : Baignades change en effet de rythme, en plaçant au centre du récit une nouvelle protagoniste, dont le comportement va provoquer un nouveau drame, qui ne se matérialisera qu’à la toute fin du livre. Un mécanisme donc tout a fait opposé a celui de la première partie, qui accentue le désarroi du lecteur, mais se révèle in fine encore plus perturbant : la violence cède la place à une tension littéralement asphyxiante… encore plus terrifiante.

On referme Baignades sous le choc des dernières lignes de la dernière page, en étant conscient que ce récit d’une catastrophe familiale nous hantera pendant longtemps.

8 novembre 2025

« Frankenstein » de Guillermo del Toro : la beauté et la fragilité d’un monstre…

On a amplement communiqué dans les médias, avant la sortie du nouveau film de Guillermo del Toro, sur l’importance qu’avait cette adaptation de l’œuvre de Mary Shelley pour l’auteur mexicain, qui rêvait, a-t-on dit, depuis toujours de filmer son Frankenstein. Pour rétablir la véritable histoire telle qu’imaginée par l’écrivaine « amatrice », et pour rendre hommage à ses propres rêves d’enfant, qui tournaient donc autour de créatures monstrueuses. Cette communication était finalement inquiétante, puisqu’elle prenait la forme d’un chantage émotionnel, du genre : « Ne vous avisez pas de critiquer ce film, puisque vous insulteriez et la mémoire de sa créatrice originelle, et les rêves d’un enfant ». Ce qui cachait, mal, les soucis des producteurs (Netflix en l’occurrence) quant à un film qu’ils avaient probablement jugé aussi décevant artistiquement que limité en termes de potentiel commercial.

Et il faut bien reconnaître que le Frankenstein de del Toro, une fois passée la satisfaction légitime de le voir démarrer dans les glaces polaires et respecter la construction du roman, avec ses récits enchâssés, se révèle plutôt décevant : à l’accumulation d’effets spéciaux numériques – indignes d’un auteur qui a toujours prôné une approche artisanale traditionnelle pour ses films fantastiques -, s’ajoute la lourdeur d’une intrigue, trop compliquée et peu crédible, autour d’un Victor Frankenstein plutôt mal incarné par un Oscar Isaac qui semble perdu. Le manque de clarté des motivations du personnage, ou tout au moins de sa psychologie tourmentée, essentielle pourtant au fonctionnement du récit « mythologique » qui tourne autour des rapports entre un créateur et sa création, plombe clairement et l’interprétation d’Isaac et la logique du récit. Le cinéaste mexicain noie le poisson en accumulant des scènes soit gore, soit de destruction spectaculaire, qui rapprochent son cinéma, de manière improbable, des pires clichés des films de super-héros. Il y a heureusement la belle partition jouée par Mia Goth, qu’on ne voit pas assez, qui permet de ne pas trouver le temps trop long.

Bref, on désespérait déjà de retrouver la moindre émotion quand survient le miracle ! Jacob Elordi, qui incarne un très beau (ce qui est surprenant, mais malin) monstre, s’accapare complètement le film, dans une succession de scènes à l’intensité émotionnelle croissante. Bon, il faut passer outre sa drôle de couleur bleue qui, conjuguée à sa haute taille, peut laisser croire qu’il sort du set de James Cameron et vient de Pandora, mais sinon, c’est vraiment du très, très bon mélodrame. Et cela permet à ce film pour le moins inégal de nous laisser… bouleversés, et donc satisfaits, sinon comblés.

Morale de l’histoire, car il y en a une : Guillermo del Toro, maintenant qu’il a crevé l’abcès et réalisé son rêve, devrait lever le pied sur les grands spectacles fantastiques à gros budgets, et revenir à un cinéma plus personnel, plus « simple » mais pas moins ambitieux. Après tout, son chef d’œuvre reste le labyrinthe de Pan, et on peut espérer qu’il ait encore en lui le talent pour refaire ce genre de films.

 

6 novembre 2025

"The Tomorrow Man" de Micah P. Hinson : Le Texan cabossé devient crooner céleste

Micah P. Hinson fait partie de ces rares artistes actuels capables de transformer la douleur en beauté : un génie, mais un génie méconnu. C’est quelqu’un que ceux qui le connaissent comparent régulièrement à un Elliott Smith, à un Mark Linkous – c’est dire à quel niveau de douleur et de déséquilibre se situe ce funambule fracassé de la musique américaine moderne. Il est donc difficile, quand on écoute ses chansons, sur disque ou sur scène, d’imaginer qu’il restera longtemps méconnu. Et ce sera peut-être ce disque, The Tomorrow Man, qui transformera enfin cette reconnaissance limitée en visibilité un peu plus large. Car The Tomorrow Man est un album qui fait moins mal que d’habitude, qui vient habillé des beaux atours d’un grand orchestre, produit avec tout le savoir-faire italien en matière de texture cinématographique, d’emphase parfaitement maîtrisée. Populaire, mais avec classe. Donc qui va comme un gant à un type comme Micah P. Hinson.

On vous explique : Micah, on l’avait laissé il y a deux ans sur I Lie To You, un disque presque étouffant de sécheresse, où la voix – en dépit de sa chaleur naturelle – semblait gratter contre les cloisons d’une chambre close dont il lui fallait absolument s’évader. Ce miracle d’album devait beaucoup à (pour la première fois) l’apport d’un producteur extérieur, Alberto « Asso » Stefana, basé à Milan : un type qui a quand même travaillé avec PJ Harvey, et qui a su mettre magnifiquement en valeur les paroles terribles de Hinson. « Cela a donné un nouveau souffle à mon travail », a reconnu Micah, qui, dans la foulée, a signé un contrat avec Ponderosa Music Records, un label italien qui a produit des albums de Blonde Redhead, un groupe qu’il a adoré pendant sa jeunesse. (Le fait que « Ponderosa » soit aussi le nom du ranch de Bonanza, la série télévisée préférée de Hinson lorsqu’il était enfant, était une autre coïncidence troublante.)

Micah et Asso sont ensuite retournés dans un studio du nord de l’Italie pour travailler sur ce qui allait devenir The Tomorrow Man : une collection de chansons écrites en Espagne et au Texas, toutes des compositions nouvelles, représentatives de l’existence actuelle de Micah, qui semble être « sorti du trou », en partie grâce à son nouvel enracinement européen. Bon, il y a l’exception du classique country The Last Train To Texas, qui est le cheveu sur la soupe de l’album, mais permet de confirmer que Micah n’a pas coupé tous les ponts avec son passé.

Et ce qu’on entend sur The Tomorrow Man (un titre que l’on imagine à la fois ironique et empreint d’espoir), c’est le même artiste au cœur brisé que sur ses premiers chefs-d’œuvre, datant – déjà – d’il y a vingt ans, mais rhabillé de splendides arrangements orchestraux : loin de l’Americana minimale d’antan, le vernis de « crooner mélancolique » qui caractérise l’album rapproche Hinson de gens comme Richard Hawley, voire Nick Cave dans ses moments les plus « classiques ».

Oh, Sleepyhead, le morceau d’ouverture, sonne comme un appel presque tonique à se lever et affronter la vie : on exagère un peu, mais on a le sentiment d’avoir très peu écouté jusque-là un Micah P. Hinson aussi… « positif ». Bien entendu, cela ne va pas durer, et la mélancolie va vite reprendre le dessus. La mélancolie, mais pas le désespoir. Car The Tomorrow Man a été conçu par Micah et Asso comme une sorte de disque de rédemption – mais une rédemption ironique : One Day I Will Get My Revenge célèbre la vengeance comme un acte de foi. Autodérision ou amertume ? Les deux, sans doute. Think of Me a un petit côté Lambchop, ce qui est loin d’être une critique. La valse splendide de Mothers & Daughters a l’effet habituel des valses lentes : nous faire danser avec la gorge serrée. Take It Slow retrouve plus franchement les tonalités tristes habituelles des albums de Micah ; les cordes et les cuivres ne consolent pas, mais enveloppent la voix dans un cocon de tristesse, et des notes de piano sont semées comme des larmes au crépuscule. L’émotion monte encore d’un cran. The Last Train to Texas, la fameuse « exception culturelle », prouve qu’un Texan reste un Texan, même parfaitement dans son élément à Milan, les trompettes mariachi remplaçant les cuivres classiques à l’œuvre sur les autres morceaux.

Hallow reprend le principe du Running Scared de Roy Orbison (d’ailleurs également repris par Nick Cave) : si l’effet n’est pas original, il reste efficace. Et puis des phrases comme « My love for you is hallow » méritent bien un écrin aussi dramatique. I Don’t Know God et ses trémolos vocaux évoquent les derniers albums de Johnny Cash, comme si l’âge et la fatigue qui l’accompagnent avaient déjà envahi, bien trop tôt, le jeune punk texan que reste, dans le fond, Micah. I Thought I Was The One est une superbe mélodie qui, sur un autre rythme de valse, a quelque chose de celte, d’irlandais : tiens, un duo Micah P. Hinson / Shane MacGowan, ça aurait eu de la gueule, non ? Mais même sans l’ivrogne édenté, ce titre a quelque chose de magnifiquement ébouriffé. Et plein d’une vie généreuse, éblouissante. Les deux titres qui suivent, I Was Just Standing There et Walls, sont les plus longs, à près de cinq minutes chacun : le premier, ample et profond, élégiaque même, nous met les larmes aux yeux avec une orchestration très « classique », mais jamais lourde ou clinquante. Walls, le suivant, est d’une splendeur terrible, mais toute en retenue. La reprise, en clôture, de Oh, Sleepyhead, dans une version « comédie musicale », marque un retour au sommeil, au monde des rêves – des rêves qui, de toute manière, s’effaceront dès que l’on reprendra l’écoute du disque à son début.

On pouvait craindre, a priori, que toutes ces cordes et ces cuivres lissent la rugosité habituelle de Micah P. Hinson : ce n’est heureusement pas le cas. Et si tout est ici tendu vers la beauté simple, la voix reste rauque, usée, et les textes sont toujours aussi lucides. La douleur n’a pas disparu. Elle n’est même pas domptée – simplement admise, comme une compagne de route indispensable.

4 novembre 2025

Réécoutons les Classiques du Rock : "Drums and Wires" de XTC (1979)

Pour les amateurs de vraies « pop », dans le sens classique du terme, XTC est un groupe que l’on place facilement au niveau des Beatles ou des Beach Boys, et dont la discographie est un enchaînement ininterrompu de merveilles. Un groupe qui n’a pas connu le succès commercial qu’il méritait (mais il y en a tellement dans le même cas !). Mais aussi un groupe qui influence de plus en plus de gens aujourd’hui. Que ce soit ceux qui se réclament de l’orfèvrerie artisanale dans la composition de mélodies raffinées et complexes, ou ceux qui, presqu’à l’opposé du spectre musical, adorent s’inspirer du travail d’Andy Partridge quant il s’agit de créer des dissonances et des ruptures rythmiques pour que leur post-punk reste original et stimulant. Et c’est cette dualité de la musique de XTC, groupe majeur donc des années 70 (et 80, et 90…), qui est profondément passionnante, et qui est parfaitement audible sur Drums and Wires, leur troisième album. Celui qui marque la transition entre la pop punk frénétique de leurs débuts irrésistibles et la splendeur de leur classiques à venir.

Et puis, il y a aussi un souvenir personnel qui m’est cher : le concert donné par XTC à la Beaujoire de Nantes le 14 août 1980, au cours d’un mini festival qui réunissait entre autres The Beat, UB40 et The Police (en tête d’affiche). La façon dont ils ont littéralement atomisé la journée est inoubliable : XTC, c’était véritablement… « autre chose ».

Mais revenons en 1979 : la Grande-Bretagne est encore sous le choc de l’explosion punk, et de manière typiquement « british », la colère brute de la jeunesse s’est muée en ironie, privilégiant l’intelligence comme arme suprême permettant de remettre en question le « système » politique et social du pays. La new wave – au sens noble du terme, dans le même sens que celui de la « nouvelle vague » cinématographique des années 60 – s’est formée. Ce seront, parmi d’autres, quatre jeunes gens de Swindon, XTC, qui seront les plus actifs dans ce travail de redéfinition ce que peut être un « groupe pop » à la fin des seventies, quand la « vague » des révolutions des sixties vient s’écraser sur les murs dressés un peu partout par les réactionnaires : en Grande-Bretagne, Thatcher vient d’accéder au pouvoir (en mai 1979), et les aspirations de la jeunesse vont prendre cher, très cher. Après deux premiers disques excellents (White Music et Go 2), où les claviers psychotiques de Barry Andrews véhiculaient une excentricité provocatrice, sans réussir à cacher pour autant l’éclat des mélodies d’Andy Partridge et Colin Moulding, le départ de l’organiste et l’arrivée du guitariste Dave Gregory changent tout. De plus, le producteur Steve Lillywhite et l’ingénieur du son Hugh Padgham donnent à la batterie de Terry Chambers un rôle central : on est à l’aube du fameux « gated reverb sound », cette ampleur des percussions qui marquera – souvent de manière exagérée – les années 80. Heureusement, le son de Drums and Wires ne tombera pas du mauvais côté de l’emphase, et restera sec, claquant, aérien même.

Drums and Wires – titre parfait pour un album dont le projet est de combiner du rythme et de la tension avec des crises de nerfs et de l’électricité – débute par l’immense, le merveilleux Making Plans for Nigel : ce morceau emblématique, signé Colin Moulding, est une satire brillante de la société britannique en crise. Sur un rythme qui a été conçu pour évoquer le fonctionnement d’une usine, la chanson dénonce le destin tout tracé d’un fils condamné à « être heureux » selon les plans de ses parents et de la compagnie British Steel. Premier grand hit du groupe, Making Plans for Nigel propulse XTC dans le Top 20 britannique et cristallise au vu de tous le projet de Partridge et Moulding : créer une pop moderne, voire post-moderne, « qui danse mais qui pense », une pop ironique, une pop politique, qui ne pouvait voir le jour qu’en Angleterre.

Comme avec Lennon et McCartney avant eux, c’est la « double tête pensante » qui fait et l’originalité et la force du groupe : Partridge et Moulding sont extrêmement dissemblables dans leur approche, ils sont aussi totalement complémentaires. Et ils ne deviendront jamais réellement conflictuels (même si Partridge a peu à peu assumé le « leadership » de XTC).

Pour Andy Partridge, les chansons sont des boîtes à malices électriques (voire deviennent des « chaises… électriques », quand il se laisse complètement aller). Pour le comprendre, il suffit d’écouter Scissor Man, par exemple : cette comptine enfantine est transformée en menace adulte, sur un dub sec et paranoïaque. Les riffs sont tranchants, la basse ricoche contre les murs capitonnés d’une cellule d’asile psychiatrique, et le « Scissor Man » rôde. Dans des titres comme Outside World ou, surtout, le formidable Helicopter (je n’oublierai jamais la déflagration de joie et de rage que fut son interprétation à la Beaujoire !), l’Angleterre industrielle déjà mourante est transmuté via un kaléidoscope sonore. Chez Partridge, la modernité est à la fois fascinante et terrifiante. Son jeu de guitare, parfois à la limite de l’expérimental, évoque la marche d’insectes mécaniques. Partridge, réellement visionnaire, dresse dans ses chansons le portrait du monde de demain (le nôtre, aujourd’hui), saturé de signaux contradictoires.

Colin Moulding, en face de lui, est en charge d’apporter la lumière : Ten Feet Tall, véritable baume au milieu de l’univers paranoïaque des chansons de Partridge, est une chanson (plus) simple, acoustique, qui évoque la possibilité fragile de l’amour et de la douceur dans cet univers labyrinthique de béton et de nerfs. Ce sera d’ailleurs Ten Feet Tall que Virgin utilisera comme premier single américain : c’est la preuve que même les majors perçoivent le potentiel d’XTC via une forme de pop universelle (le don mélodique de Moulding) derrière l’étrangeté (l’agressivité de Partridge).

Et puis il y a Complicated Game, qui conclut l’album, et qui porte la charge émotionnelle la plus violente : Partridge y hurle littéralement son impuissance devant l’absurdité de la vie et la malfaisance intrinsèque de la société, jusqu’à la rupture. « A little boy asked me, should he put his vote upon the le-e-ef-ft? / A little boy asked me, should he put his vote upon the ri-ight? / I said, « It really doesn’t matter where you put your vote / ‘Cause someone else’ll come along and move it / And it’s always been the same / It’s just a complicated ga-a-ame » (Un petit garçon m’a demandé s’il devait voter à gauche ? / Un petit garçon m’a demandé s’il devait voter à droite ? / J’ai répondu : « Peu importe où tu votes / Car quelqu’un d’autre viendra et changera ton vote / Et ça a toujours été comme ça / Ce n’est qu’un jeu compliqué. ») La tension de Drums and Wires explose, les guitares sonnent comme des scies circulaires, la folie fait rage. C’est l’un des plus grands morceaux de toute la discographie de XTC, mais aussi l’un des moins « plaisants » à écouter.

Si XTC avait choisi de poursuivre la voie indiquée dans Complicated Game, il aurait pu devenir un groupe extrémiste ultime, "à la Throbbing Gristle" . Moulding et Partridge ont toutefois compris qu’ils auraient plus d’impact en développant une pop sophistiquée, qui puisse séduire les amateurs les plus exigeants, mais sans jamais trahir leur destin de funambules, prêts à avancer sur la crête, au bord du désastre.

2 novembre 2025

"Monstre : L’histoire d’Ed Gein" de Ryan Murphy : Quand la vérité se noie dans la fiction…

Après la réussite indiscutable des deux premières éditions de Monster(s), sa série à succès sur les serial killers, sur Dahmer et sur les frères Menendez, Ryan Murphy s’attaque à un très gros morceau : Ed Gein, l’un des plus célèbres meurtriers de l’histoire américaine, mais aussi l’un des plus célèbres / emblématiques. Vu l’horreur absolue de l’affaire Ed Gein (non seulement des meurtres, mais des violations de sépultures, des viols de cadavres, la confection de mobilier de maison et de vêtements avec les os et la peau de ces cadavres, etc.), on se doutait bien que Netflix signerait un chèque en blanc à Murphy pour cette « nouvelle saison ». Mais aussi qu’une certaine prudence dans le traitement des faits, difficiles à montrer frontalement sans tomber dans le grotesque ou le répugnant, allait être nécessaire. Et puis il y avait le fait, non négligeable, que trois œuvres cinématographiques importantes se sont déjà nourries des « hauts faits » de Gein avec un succès critique et commercial colossal : Psychose, Massacre à la tronçonneuse et Le silence des agneaux (pour le personnage de Buffalo Bill). Comment Ryan Murphy et son équipe allaient-ils s’y prendre pour éviter aussi bien la surenchère scandaleuse que la redondance par rapport à ce que les trois films ont déjà distillé dans la mémoire et l’imaginaire du grand public à propos d’Ed Gein ?

L’un des choix a priori intéressants – et intellectuellement audacieux – de la saison est de considérer l’impact de « la légende Ed Gein » sur la pop culture US, en particulier à cause de ces films, et de vouloir nous proposer une possible réflexion sur notre propre fascination vis à vis de la représentation commerciale de ces horreurs. La série se concentre particulièrement sur le plus riche des trois, le Psychose d’Hitchcock, et lui consacre au total quasiment un épisode entier, montrant l’approche d’Hitchcock, le succès de son film, mais aussi l’impact du rôle de Norman Bates sur la vie de son interprète Anthony Perkins, mal dans sa peau du fait de ses propres orientations sexuelles. C’est intéressant, pas forcément très juste historiquement, pas non plus facile à comprendre pour des téléspectateurs qui ne connaîtraient pas très bien leur histoire du cinéma. Et surtout, ça dérape dans le grand n’importe quoi quand Murphy a l’idée de refilmer la fameuse « scène de la douche », avec les acteurs de sa propre série, et en ajoutant tous les détails explicites – sexuels et gores – que Hitchcock ne pouvait pas se permettre à son époque. On peine à comprendre ce choix, sinon comme une concession au pur sensationnalisme !!!

… Mais le gros, gros problème de l’Histoire d’Ed Gein est la décision totalement absurde, inacceptable, de s’écarter radicalement de la réalité : alors que Dahmer était relativement « juste » historiquement (même si les familles des victimes du tueur avaient pu trouver des inexactitudes), alors que les Frères Menendez voyait les aspects flous de l’histoire intégrés de manière brillante pour questionner notre propre vision des dérives possibles d’une relation parents-enfants, cette fois, les scénaristes s’abandonnent à une dérive spectaculaire et grotesque. Il faudrait plusieurs pages pour lister en détail tout ce qui relève non seulement de l’interprétation arbitraire de faits non prouvés, mais aussi de pures inventions opportunistes. Concentrons-nous sur quelques exemples : l’influence sur Gein de la découverte des atrocités commises par les nazis dans les camps de concentration – ce qui permet à Murphy d’ajouter des scènes fantasmagoriques réellement « inacceptables » moralement sur l’Holocauste -, l’importance dans la vie de Gein et sur ses délires d’une jeune femme presque aussi perturbée que lui, les meurtres de diverses personnes, comme la babysitter handicapée et les chasseurs égarés - qui ne lui ont pas été attribués -, l’usage de la tronçonneuse – pur délire de Tobe Hooper -, l’aide offerte par Gein au FBI dans la traque d’autres tueurs (qui renvoie explicitement à la série Mindhunter)… voici déjà une liste « d’inventions » qui dénaturent totalement la série, l’emmènent loin de tout réalisme, sans pour autant contribuer de manière pertinente à cette fameuse réflexion « méta » sur la contamination de la culture US (et mondiale) par la figure du serial killer.

Car sous couvert d’une reconstitution minutieuse, Monster : The Ed Gein Story se vautre dans un mélange de fiction, de spéculation, et de pure invention. Les faits réels – deux meurtres avérés, des profanations de tombes, une psychose religieuse d’origine maternelle – suffisaient pourtant à dresser le portrait glaçant d’un désaxé isolé dans l’Amérique rurale. Mais la série choisit d’y plaquer une mythologie délirante, reliant Gein à la “Bouchère de Buchenwald” ou à Ted Bundy, multipliant les dialogues hallucinés, et transformant un pauvre hère analphabète du Wisconsin en une sorte de « figure fascinante » du mal, parfaitement lucide - en dépit de sa schizophrénie - sur sa propre monstruosité.

Qui plus est, en termes de pure efficacité narrative, à force de brouiller la frontière entre la réalité et le délire, Monster perd le spectateur dans une succession de monologues et de visions intérieures sans enjeu. Charlie Hunnam, pourtant un acteur solide, se retrouve prisonnier d’un rôle confus, oscillant entre la folie tragique et le cabotinage : il parle seul, il parle trop, de sa voix douce qui est finalement la seule caractéristique intéressante de sa performance. Il ne nous dit plus rien qui fasse sens, et notre intérêt pour son personnage s’émousse au fil des épisodes.

En cherchant à la fois à se surpasser dans la représentation du monstrueux, et à pouvoir filmer l’indicible sans trop être accusé de favoriser le voyeurisme du téléspectateur, Ryan Murphy signe la saison la moins claire et la plus vaine de son anthologie. Le réel, pourtant bien plus dérangeant, disparaît sous les artifices, et la tragédie humaine cède la place à un carnaval de références creuses. Le monstre, cette fois, n’est pas dans la ferme de Plainfield, il s’est caché dans les séances d’écriture du scénario et dans la salle de montage de la majorité des épisodes.

PS : Recommandons plutôt à tous ceux que la (véritable) histoire d’Ed Gein intéresse, la lecture de la BD Autopsie d’un tueur en série, de Harold Schechter et Eric Powell, cent fois plus juste et plus éclairante, en particulier sur les ravages de la foi religieuse dans l’Amérique profonde.

 

31 octobre 2025

"Invasion - Saison 3" de Simon Kinberg & David Weil : Tout ça pour ça ?

Pour peu, on mériterait une médaille pour avoir réussi à aller jusqu’au bout des trois saisons et trente épisodes d’Invasion, l’une des séries de prestige de la maison Apple TV+ (normalement réputée pour la qualité de ses productions, souvent bien supérieures à celles de la concurrence). C’est que l’ennui qui nous a régulièrement envahis au fil du visionnage d’Invasion nous a souvent donné envie d’abandonner, et ce n’est que la curiosité de voir jusqu’où ses showrunners iraient dans leur errance narrative absurde qui nous a retenus de le faire.

Les créateurs de cette histoire d’une attaque de notre planète par des extraterrestres incompréhensibles semblaient avoir toutes les cartes en main : une approche différente d’une histoire pourtant bien usée, une perspective globale plutôt que US-centrée (abandonnée quand même lors de cette saison, qui se déroule entièrement sur le territoire des États-Unis), un casting soigné (il n’y a pas beaucoup de films d’action ayant mis une arme dans les mains de Golshifteh Farahani, mais elle s’en tire plutôt bien !), une mise en scène techniquement soignée, un budget conséquent autorisant des effets spéciaux convaincants, voire parfois même impressionnants… Ce qu’on a vite compris, pour résumer la chose en une phrase, c’est qu’avoir de l’ambition ne pallie pas l’absence d’une vision. Expliquons-nous…

Dans cette troisième et dernière saison, les extraterrestres, que l’humanité pensait contenus, sinon détruits, repassent à l’offensive depuis la Dead Zone où se trouve leur vaisseau-mère : ils ont cette fois une nouvelle forme, et mènent en parallèle une offensive mentale puissante, qui semble impossible à vaincre. Mais, bien sûr, la petite troupe de héros qui s’est constituée lors des deux saisons précédentes va repartir à l’attaque, dans le no man’s land entourant la forteresse gigantesque des aliens. Face à eux, va néanmoins se dresser l’obstacle d’une organisation qui a tout d’une secte, prônant la soumission à ces envahisseurs messianiques, supposés amener l’humanité à un niveau supérieur.

Ce qui est bien, dans cette troisième saison, c’est qu’on a – enfin ! – des scènes d’action, des moments de tension, mais aussi des enjeux clairs, susceptibles de maintenir notre intérêt de manière moins sporadique que dans les deux premières. En deux mots, on s’ennuie moins, et moins souvent, devant Invasion. Ce qui ne veut pas dire que la série ait enfin trouvé sa voie : fondamentalement, Invasion reste la vitrine luxueuse d’un magasin presque vide (d’idées). Jusqu’à la fin, on attendra le sujet, la thèse d’Invasion, la raison pour laquelle on a mis autant d’argent, réuni autant de talents, dans une série qui n’aura jamais été réellement divertissante ! Invasion est un exemple rare de blockbuster existentiel qui oublie lui-même d’exister, faute d’un moteur narratif.

Le dernier épisode, en forme de crescendo émotionnel interminable et d’une lourdeur étouffante, est finalement la cristallisation de tout ce qui n’a pas fonctionné tout au long des trois saisons : Invasion a tout misé sur l’humain (ce qui serait plutôt une qualité !), mais a passé tout son temps à ressasser les mêmes sentiments, les mêmes souffrances : culpabilité, séparation, retrouvailles, cliffhanger, repeat. Si on a ressenti de manière douloureuse la lenteur de toutes ces histoires, c’est que cette lenteur a échoué à nourrir l’évolution des personnages ou des situations. Les outrances psychologiques se sont avérées trop déconnectées des enjeux narratifs, du contexte science-fictionnel, pour pouvoir nous embarquer.

C’est ainsi par exemple que, si le concept des fanatiques conspirationnistes voyant l’arrivée des envahisseurs comme l’opportunité de refonder l’humanité autour de valeurs religieuses est réellement intéressant, il ne débouche finalement sur pas grand-chose, et ne s’avère qu’un obstacle scénaristique classique sur la trajectoire des personnages principaux, qui sera réglé l’arme au poing.

Il n’y a donc pas grand-chose à sauver d’Invasion : quelques belles images, quelques idées séduisantes, le tout noyé dans une confusion psychologique et émotionnelle qui n’a évité aucun poncif sur la famille, sur l’amour, sur ce qu’est être humain (face à un adversaire qui ne l’est pas). Au point que, honnêtement, on ne peut que conclure par un « Tout ça pour ça ? » désabusé.

29 octobre 2025

"Corner Coming Up" de The Bats : persévérer, encore et surtout quand c’est beau…

Leurs détracteurs qualifient parfois The Bats de « groupe le plus fiable du monde » : entendez par là d’une prévisibilité totale. En fait, les Bats, formation pilier de la scène indie rock néo-zélandaise, sont constitués des mêmes quatre musiciens, et font la même musique depuis leurs débuts 1982… Et le même album, avec des variantes infinitésimales depuis 1987, et leur premier LP, Daddy’s Highway. Bon, on parlait de leurs détracteurs, mais c’est peut-être bien aussi leurs fans qui constatent, avec joie quant à eux, cette invariabilité rassurante dans un monde qui a bien changé en quarante ans.

On parle de onze albums à date, toujours pour le label Flying Nun, toujours produits avec la même économie de moyens et la même attention aux détails. Pour ceux qui étaient nés à cette époque-là, il y a eu quand même le (relatif) succès commercial en Europe de The Law of Things (1990) et Fear of God (1991), avant une longue descente dans un quasi-anonymat. Mais il y a cinq ans, le brillant Foothills a marqué une nette renaissance de l’intérêt porté au groupe, ce qui fait que ce Corner Coming Up sera scruté avec plus d’attention.

Excellente nouvelle : l’album perpétue ce « miracle tranquille » d’une pop indie qui sait vieillir sans se faner, ni se dessécher… même s’il est moins immédiatement frappant que son lumineux prédécesseur : dans l’ensemble, les tempos sont plus lents, certains morceaux sont plus… méditatifs. D’ailleurs, pour faire mentir l’introduction de cette chronique, l’ouverture de The Gown NE RESSEMBLE PAS A UN TITRE DE THE BATS !!! C’est un morceau lent, dans un registre émotionnel inhabituel, porté par un chant surprenant. Wow ! Aurions-nous affaire à une mini-révolution ? Pas d’inquiétude, dès Lucky Day, la chanson suivante, on retrouve nos marques. Pfff ! On a eu chaud ! Et l’excellente nouvelle, c’est que Lucky Day bénéficie d’une évidence mélodique irrésistible : le tempo est enlevé, c’est de la pop catchy, ça rappelle les débuts du groupe. Mais sans nostalgie lourdaude, attention ! Car The Bats, c’est l’inverse exact de la nostalgie : c’est une célébration constante du présent, avec une légèreté et un optimisme renversants.

Et A Line To The Stars poursuit dans la même veine de créativité, moins enlevé certes, mais plus ample : ce pourrait bien être là l’un des sommets du disque, un futur classique que l’on prendra plaisir à reprendre en chœur. Et un morceau à la beauté caractéristique que l’on fera écouter aux néophytes pour les convaincre de l’intérêt de The Bats. Corner Coming Up, le titre éponyme, est le premier à dépasser les 4 minutes (il y en aura trois autres) : plus complexe, il voit le groupe équilibrer idéalement la mélancolie et leur habituelle volonté d'aller de l'avant ; il se conclut même par un assez long passage instrumental, soit une forme inhabituelle pour le groupe. Song For The End ralentit le rythme, va vers l’épure : sur le thème – inévitable – du temps qui passe, avec des paroles plus typiques des états d’âme de gens de leur âge, les harmonies vocales élèvent la chanson vers une beauté bouleversante. La première face du disque se clôt avec un A Crutch A Post en forme de remontée d’énergie, avec des guitares plus rock, presque agressives (enfin, entendons-nous bien, agressives pour The Bats !).

De manière attendue – mais qui s’en plaindrait ? – la seconde face démarre dans la lumière et la joie, sur un rythme bien plus rapide : Nature’s Time est du Bats millésimé, qu’on aimerait voir reconnu dans les charts d’au moins un pays de la planète. Et ce, évidemment, parce que, au delà de sa mélodie efficace, qu’il rappelle l’importance et la puissance de la Nature. On fait alors le grand écart avec Smallest Falls, qui en quatre minutes et demie, distille patiemment une beauté sereine, qui ne rechigne pourtant pas à des effets de crescendo émotionnel. Tidal est une autre « longue » chanson, moins évidente, plus suspendue, presque flottante par instants : ce serait , si l’on veut, une version de la dream-pop par The Bats, un groupe qui, d’habitude, se caractérise par « ses pieds » fermement ancrés au sol.

Eyes Down est une autre chose inhabituelle chez les Bats : une longue introduction au piano, quasiment solitaire, pour un thème très cinématographique. A mi-course, la voix s’élève, brièvement. Et c’est tout. Mais ce qui est amusant, c’est que cette césure sert d’introduction à Loline, cinq minutes très rock, comme on n’en entend plus si souvent chez les Bats. Les guitares bruyantes, le rythme puissant, le refrain qui soulève l’âme, Loline est presque un hymne rock’n’roll. Bon, on plaisante, les Bats ne feront jamais d’hymnes, même rock’n’roll. Mais ce titre martelé comme du Velvet Underground allie de manière magique la lumière qui irradie toujours de la musique des Néo-Zélandais avec une noirceur garage psyché qui devrait – logiquement – leur permettre de clore leurs prochains sets sur des semblants… de pogo.

Ce que l’on retient de ce Corner Coming Up bien troussé, au-delà de la modestie habituelle de la production, et de la cohésion toujours imbattable du groupe, c’est que l’expérience des années, le goût de remettre toujours le même ouvrage sur la table, n’a jamais tué la curiosité du groupe, son ouverture d’esprit. C’est aussi un rappel utile à tous qu’il faut continuer à croire à la beauté simple de chansons bien écrites, bien jouées, bien… tenues. Une preuve qu’il n’y a rien de forcément ennuyeux dans le concept de la fiabilité artistique.

 

27 octobre 2025

"L’Homme qui rétrécit" de Jan Kounen : le grand vide

Aller au cinéma voir un film de Jan Kounen ne correspond pas à ma définition du plaisir cinéphilique : depuis sa ridicule attaque contre les Cahiers du Cinéma, utilisés comme papier toilette dans son Doberman en 1997, Kounen n’a jamais prouvé une seule fois que son mépris pour le « cinéma d’auteurs » se justifiait par un talent exceptionnel. Au contraire, ses excès en tous genres l’ont systématiquement ridiculisé, et ont condamné nombre de ses « films » au cimetière des nanars pénibles. Mais mon admiration, et pour le texte original de Richard Matheson – l’un des plus grands écrivains de l’âge d’or de la littérature de Science-fiction -, et pour l’élégante et mémorable adaptation cinématographique réalisée dans la foulée par Jack Arnold (aidé il est vrai au scénario par l’auteur lui-même !), m’ont convaincu de m’infliger une heure quarante minutes de "cinéma à la Kounen" . Pour voir comment la vieille torture mentale et physique de l’Homme qui rétrécit résistait au temps.

Tout le monde connaît – ou devrait connaître ! – le sujet : un homme « ordinaire » se voit progressivement « rétrécir » sous l’effet d’un phénomène « extérieur » inexpliqué : à l’époque, on parlait de radiations et de produits chimiques toxiques, puisque le nucléaire et le développement industriel nourrissaient les craintes de la société US ; aujourd’hui, c’est un phénomène « cosmique » qui semble être le déclencheur du calvaire de Paul (Jean Dujardin, sans doute l’acteur français le plus pertinent pour le rôle, lui qui est avant tout une « présence physique »). Au fur et à mesure de la progression de sa « maladie », se posent des questions de plus en plus aiguës de survie, au départ en termes de vie sociale, puis rapidement de vie tout court.

Les lecteurs de Matheson (espérons qu’il y en a beaucoup encore…) se souviennent de l’approche très « adulte » du grand écrivain : son texte questionnait le rôle du mâle dans la société des années 50, puisque le héros voyait sa virilité mise à mal, vivait ce qu’il considérait comme une honte absolue en « rapetissant », et à travers la crise conjugale qui s’ensuivait, luttait pour sa « dignité d’homme ». La place du fantasme sexuel lié à la taille réduite de l’homme n’était évidemment pas explicitement traitée par Matheson, même si les lecteurs les plus imaginatifs pouvaient la deviner : Almodovar ne se privera pas de filmer ces extrêmes dans le « film dans le film » de Parle avec elle, avec un personnage miniature se réfugiant à l’intérieur d’un sexe féminin !

En voyant la version cinéma de Kounen, ce qui frappe le plus, c’est l’occasion manquée – impardonnable, à mon avis – de traiter plus frontalement qu’à l’époque le défi posé par la mutation à la virilité, au pouvoir masculin. Tant du point de vue « politique » que sexuel, il y avait là une mine d’or à exploiter, et il est incompréhensible que les scénaristes et le réalisateur soient passés à côté. Ils ont préféré réduire les problèmes de Paul à sa perte de « pouvoir économique » (il ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille) et à son impossibilité de jouer un rôle de père (d’où l’ajout du personnage de sa fille par rapport au récit original). Ce n’est quand même pas brillant, et cela frôle à certains moments la niaiserie.

L’adaptation en film de The Incredible Shrinking Man par Jack Arnold, qui ne pouvait prendre aucun risque avec le code Hays, mettait l’accent sur la lutte physique du héros pour survivre, face au chat de la maison, puis à une araignée : ce sont là des scènes emblématiques de l’histoire du cinéma, que Kounen reprend fidèlement en se contentant finalement de capitaliser sur les effets spéciaux d’aujourd’hui… qui rajoutent du « réalisme », mais privent le film de son aspect de démonstration esthétique et théorique d’images “pures” mises au service d’idées fortes. Le film d’Arnold était un véritable OVNI, celui de Kounen ne se confronte qu’à l’imaginaire bien réduit du cinéma fantastique commercial de 2025.

L’autre coup de génie d’Arnold était la conclusion du film, qui le radicalise : la célèbre méditation finale ("l’infiniment petit et l’infiniment grand se rejoignent… je suis encore" ) remplaçait audacieusement le « happy end » qu’auraient bien sûr préféré les producteurs. Kounen suit exactement la même approche, qui autorise en outre ses habituels fantasmes / délires mystico-psychédéliques, sur la musique envahissante et donc rapidement pénible d’Alexandre Desplat. On ne le lui reprochera certes pas (on a craint, comme en 1957, une fin « positive » imposée par les financiers), mais on déplore le manque d’imagination à l’œuvre ici. Arnold sublimait Matheson. Kounen l’affadit.

L’homme qui rétrécit a tout d’une belle occasion manquée, d’un film redondant et inutile, recopiant très souvent à l’identique les intuitions d’Arnold. Mais il n’est pas que ça, car Kounen est un mauvais réalisateur : le vide abyssal qui se dégage de ses longues scènes de vie quotidienne dans la première partie, la lourdeur irritante de la voix off, débitant d’un ton pontifiant des banalités, l’utilisation ininterrompue de la musique… tout cela ne peut plonger le spectateur que dans l’ennui le plus profond.

Car au final, voici un film qui rétrécit, oui : en ambition, en idées, en cinéma.

 

25 octobre 2025

"Gen V – Saison 2" de Evan Goldberg et Craig Rosenberg : dans l’ombre de The Boys

Après une première saison pas au niveau de The Boys, mais quand même très regardable du fait du parallèle – bien connu depuis le premier Spider-Man de Sam Raimi – entre super-pouvoirs et effervescence hormonale chez les teenagers, Gen V revient deux ans plus tard avec huit nouveaux épisodes bien plus sombres (et donc, inévitablement, bien moins drôles), avec de nouveaux atouts mais également de nouvelles faiblesses.

Bien reçue par la critique et le public outre-Atlantique, cette seconde saison souffre évidemment de la disparition de l’un de ses personnages les plus charismatiques, André. Et « faire le deuil » de ce « héros » bien-aimé est l’une des épreuves qu’affrontent plusieurs protagonistes, dont son père, Polarity, qui devient un personnage clé. On apprécie le fait que – problème classique avec les séries consacrées à de « jeunes adultes » – tout le monde a pris deux ans de plus, élevant la série au-dessus des problèmes d’ados, qui passent désormais au second plan. Même si Gen V manque toujours de l’agressivité politique (anti-républicaine) de The Boys, on pourra lire derrière la nouvelle intrigue la critique de cette folie croissante, aux États-Unis, de la recherche d’un pouvoir toujours plus incontrôlable, plus inhumain, assorti d’un mépris absolu pour les plus faibles… soit quand même une parabole transparente de la nouvelle société « trumpienne » !

Alors que Marie Moreau gagne de la profondeur (Jaz Sinclair est ici bien plus charismatique), cette saison convainc avant tout grâce à la présence d’un antagoniste séduisant et glaçant, un méchant d’anthologie : Hamish Linklater, qu’on avait déjà remarqué dans le Midnight Mass de Flanagan, incarne un Cypher qui dévore littéralement l’écran. Et le retournement de l’avant-dernier épisode enrichit encore le personnage et l’intérêt que l’on ressent pour lui.

D’un autre côté, le rythme de la série, qui n’a jamais été son point fort, reste très inégal : on enchaîne sans cesse des moments captivants avec des passages franchement creux, où l’on est devant un objet sériel qui n’arrive pas à trouver réellement son identité. Et ce problème devient criant dans le dernier épisode, qui s'avère une grosse déception : un combat final qui se dégonfle comme une baudruche, à la fois terriblement peu cohérent et guère spectaculaire, mais surtout une dernière scène qui dévoile l’objectif réel de la saison : déboucher directement, avec un casting mixant celui de Gen V et celui de The Boys, sur la prochaine saison de cette dernière. Même si on s'en doutait après le visionnage de la première saison, et qu'à l'époque, on appelait même de nos vœux l'hybridation entre les deux séries, cette confirmation que l'intention de Prime était de créer, autour de l’une de ses séries phares, un « univers étendu », qui soit capable d’attirer de nouveaux téléspectateurs, s'avère dommageable… Car c’est bien au détriment de l’efficacité de cette saison de Gen V qu'elle se manifeste !

Inutile de dire que, si les fans de séries ultra-violentes et satiriques trouveront ici encore de bonnes raisons de se réjouir, avec un humour pipi-caca régressif qui équilibre les excès "gore", le reste des téléspectateurs risque quand même d’en sortir déçu.

Le journal de Pok
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