"A Normal Family" de Hur Jin-ho : adolescence à Séoul
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Le Dîner, roman du Néerlandais Herman Koch, paru en 2009, a connu un succès mondial remarquable, mais, pour les cinéphiles, le plus remarquable est certainement qu’il a déjà été adapté en film 4 fois : aux Pays-Bas (normal !), puis en Italie, aux USA et – et c’est de ce film dont nous parlons – en Corée du Sud. Et les thèmes du livre (grosso modo, l’hypocrisie des élites, la responsabilité des parents face aux actes de leurs enfants, la manipulation des faits, l’autojustification) ont été à chaque fois passés au filtre de la culture locale et, évidemment, du point de vue du réalisateur.
Comme on est ici en Corée, on imagine bien que l’approche choisie par Hur Jin-ho, un auteur encore peu connu chez nous, va être beaucoup plus frontale, insistera sur le matérialisme mortifère de la société coréenne, ajoutera également quelques graines de cette violence si caractéristique du cinéma du pays du matin calme. Ce qui était moins prévisible, mais s’impose comme une évidence, c’est que A Normal Family dialogue intimement avec Adolescence, la série britannique Netflix, qui abordait un thème proche – la violence des jeunes et l’impuissance parentale.
L’histoire de A Normal Family, au départ similaire à celle du Dîner, est celle de deux frères, l’un chirurgien plutôt idéaliste, l’autre richissime avocat très matérialiste et pragmatique. Avec leurs épouses, ils dînent régulièrement ensemble dans un restaurant de luxe de Séoul, ces dîners étant l’occasion de joutes verbales et de règlements de comptes feutrés. Jusqu’au jour où leurs enfants s’avèrent coupables potentiels de l’attaque brutale d’un SDF. Que vont-ils faire ? Préserver la stabilité de leur famille, au prix de mensonges, de manipulations, etc. ? Ou bien, les deux ados ont-ils franchi un point de non retour, au delà duquel le maintien des apparences – et des relations parentales – n’est plus possible ?
Hur Jin-ho a changé radicalement la structure du roman, délaissant le monologue cynique et l’unité de temps du livre pour une peinture plus « chorale », ce qui nous permet d’embrasser tour à tour les points de vue de chacun, mais aussi le comportement des adolescents, ainsi que les contextes sociaux et professionnels dans lesquels évoluent les personnages principaux. Plus « malin » encore, Hur Jin-ho a nuancé le dispositif à charge anti-bourgeois en écrivant un scénario qui fonctionne comme un thriller, nous ménageant surprises, retournements de situation, et… quelques rares mais efficaces moments de violence, comme l’impressionnante scène d’ouverture.
A Normal Family, présenté au Festival de Toronto et accueilli très positivement par la critique dans la plupart des pays où il est distribué, est un film très maîtrisé, d’une belle élégance narrative, ce qui magnifie la cruauté glaciale de son sujet, mais également de certaines scènes dramatiques. L’interprétation de tout le casting est parfaite, le vacillement moral des personnages et l’empoisonnement progressif des relations entre parents et enfants, et entre frères, est finement traduit à l’écran, sans jamais tomber dans la démonstration ou la leçon de morale.
A Normal Family n’est pas un pamphlet, c’est un film qui joue la carte du malaise, du trouble, de l’ambiguïté, ce qui lui permet de nous mettre, nous, spectateurs, devant nos propres hypocrisies (surtout quand il s’agit de justifier nos actes, et pire encore, ceux de nos enfants) ? Ce qui ne veut pas dire que Hur Jin-ho néglige la portée sociale de son histoire : derrière l’affaire familiale, derrière le drame intime, on discerne une société rongée par les privilèges, par l’argent, où l’éducation devient une façade, où la réussite est un alibi, et où la morale est réservée aux perdants…
… Soit un constat qui n’est malheureusement pas seulement valide en Corée du Sud.