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Le journal de Pok

18 juin 2025

"A Normal Family" de Hur Jin-ho : adolescence à Séoul

Le Dîner, roman du Néerlandais Herman Koch, paru en 2009, a connu un succès mondial remarquable, mais, pour les cinéphiles, le plus remarquable est certainement qu’il a déjà été adapté en film 4 fois : aux Pays-Bas (normal !), puis en Italie, aux USA et – et c’est de ce film dont nous parlons – en Corée du Sud. Et les thèmes du livre (grosso modo, l’hypocrisie des élites, la responsabilité des parents face aux actes de leurs enfants, la manipulation des faits, l’autojustification) ont été à chaque fois passés au filtre de la culture locale et, évidemment, du point de vue du réalisateur.

Comme on est ici en Corée, on imagine bien que l’approche choisie par Hur Jin-ho, un auteur encore peu connu chez nous, va être beaucoup plus frontale, insistera sur le matérialisme mortifère de la société coréenne, ajoutera également quelques graines de cette violence si caractéristique du cinéma du pays du matin calme. Ce qui était moins prévisible, mais s’impose comme une évidence, c’est que A Normal Family dialogue intimement avec Adolescence, la série britannique Netflix, qui abordait un thème proche – la violence des jeunes et l’impuissance parentale.

L’histoire de A Normal Family, au départ similaire à celle du Dîner, est celle de deux frères, l’un chirurgien plutôt idéaliste, l’autre richissime avocat très matérialiste et pragmatique. Avec leurs épouses, ils dînent régulièrement ensemble dans un restaurant de luxe de Séoul, ces dîners étant l’occasion de joutes verbales et de règlements de comptes feutrés. Jusqu’au jour où leurs enfants s’avèrent coupables potentiels de l’attaque brutale d’un SDF. Que vont-ils faire ? Préserver la stabilité de leur famille, au prix de mensonges, de manipulations, etc. ? Ou bien, les deux ados ont-ils franchi un point de non retour, au delà duquel le maintien des apparences – et des relations parentales – n’est plus possible ?

Hur Jin-ho a changé radicalement la structure du roman, délaissant le monologue cynique et l’unité de temps du livre pour une peinture plus « chorale », ce qui nous permet d’embrasser tour à tour les points de vue de chacun, mais aussi le comportement des adolescents, ainsi que les contextes sociaux et professionnels dans lesquels évoluent les personnages principaux. Plus « malin » encore, Hur Jin-ho a nuancé le dispositif à charge anti-bourgeois en écrivant un scénario qui fonctionne comme un thriller, nous ménageant surprises, retournements de situation, et… quelques rares mais efficaces moments de violence, comme l’impressionnante scène d’ouverture.

A Normal Family, présenté au Festival de Toronto et accueilli très positivement par la critique dans la plupart des pays où il est distribué, est un film très maîtrisé, d’une belle élégance narrative, ce qui magnifie la cruauté glaciale de son sujet, mais également de certaines scènes dramatiques. L’interprétation de tout le casting est parfaite, le vacillement moral des personnages et l’empoisonnement progressif des relations entre parents et enfants, et entre frères, est finement traduit à l’écran, sans jamais tomber dans la démonstration ou la leçon de morale.

A Normal Family n’est pas un pamphlet, c’est un film qui joue la carte du malaise, du trouble, de l’ambiguïté, ce qui lui permet de nous mettre, nous, spectateurs, devant nos propres hypocrisies (surtout quand il s’agit de justifier nos actes, et pire encore, ceux de nos enfants) ? Ce qui ne veut pas dire que Hur Jin-ho néglige la portée sociale de son histoire : derrière l’affaire familiale, derrière le drame intime, on discerne une société rongée par les privilèges, par l’argent, où l’éducation devient une façade, où la réussite est un alibi, et où la morale est réservée aux perdants…

… Soit un constat qui n’est malheureusement pas seulement valide en Corée du Sud.

17 juin 2025

"Phantom Island" de King Gizzard & The Lizard Wizard : le souvenir de territoires imaginaires

Et ça fait 23 ans que ça dure : à chaque nouvelle sortie d’un album de King Gizzard & The Lizard Wizard – on en est officiellement au 27ème ! -, le pauvre fan qui veut en proposer une « critique » se retrouve complètement perdu : comment parler de la dernière « folie » d’un groupe aussi prolifique, un groupe qui s’est toujours ri des « genres », et surtout des frontières entre eux : du garage punk au heavy psyché, du rock progressif au folk, en passant par le krautrock, le heavy metal, la musique microtonale et le jazz (grosse tendance en ce moment !), ils ont tout fait, ils continuent à tout faire, et plutôt très bien à chaque fois ! Comment rédiger une nouvelle chronique sans tomber dans la répétition des mêmes louanges, comment éviter l’épuisement des commentaires, des avis, comment ne pas se résoudre à paraphraser ce qu’on a déjà dit maintes fois ? Allez, on tente le coup, sans rien promettre à notre lecteur.

Ce Phantom Island est donc un nouveau virage que l’on n’ose pas qualifier d’inattendu (appelons-le improbable, d’accord ?) : cette fois, King Gizzard ont convoqué un « grand orchestre » à la rescousse. C’est là un piège bien connu, et au fil des années, bien des groupes de Rock Progressif et de Heavy Metal sont régulièrement tombés dedans : souci de respectabilité bourgeoise bien pitoyable ? goût de l’emphase ? lyrisme crapoteux ? On a tout vu, et la plupart du temps, le résultat n’était pas très brillant ! Heureusement, les Australiens délirants sont – et restent – intelligents : Phantom Island étonnera d’abord par ses ambitions, avant de nous embarquer grâce à sa retenue.

Dès les premières minutes de l’album, dès le démarrage de la chanson éponyme, l’orientation choisie par le groupe, tant formellement que thématiquement, est claire : pas question de débauche orchestrale incontrôlée, pas question de « symphonisme » puéril et stérile, cordes et cuivres ne sont pas là pour tout écraser, la musique doit continuer à respirer… sans même parler de l’accélération à la fois groovy et rock très « King Gizzard » à mi-morceau. « I just woke up from a dream / I was in a place I’d never been and never seen » (Je viens de me réveiller d’un rêve / J’étais dans un endroit où je n’étais jamais allé et que je n’avais jamais vu) : le terme de « phantom island » se réfère à des iles qui ont été représentées sur des cartes à une certaine époque, et qui se sont avérées n’avoir jamais existé. Soit une belle allégorie de l’approche musicale de King Gizzard, faire exister sur la carte de la musique internationale des territoires imaginaires, que nous sommes pourtant persuadés de connaître.

Deadstick, avec son énergie cuivrée, presque jazzy, mais plus encore ses intonations soul assez inédites chez le groupe, raconte la panique d’un pilote d’avion quand ses commandes ne répondent plus. Mais tout finira bien, et la chanson est plus énergique et (presque) réjouissante qu’angoissée. Un joli moment de plaisir consensuel avant qu’un Lonely Cosmos ne vienne franchement braconner sur les terres de la pop (classique) et orchestrale : quelque chose des Beatles ? Avec moins d’évidence mélodique, et comme si Frank Zappa s’était chargé de la production… « I sent Ma and Pa some mail; will take 620 years to travel / I said, « I’ve seen beyond the ridge, from Milky Way and to the edge » / But I still miss my home » (J’ai envoyé du courrier à maman et papa ; il lui faudra 620 ans pour voyager / J’ai dit : « J’ai vu au-delà de la crête, de la Voie lactée jusqu’au bord » / Mais ma maison me manque toujours). Le Major Tom revu par King Gizzard est tout aussi défoncé (« I’m inhaling stardust » – j’inhale de la poussière d’étoiles) et mélancolique. On continue à flotter gentiment avec un Eternal Return, ode tantôt contemplative, tantôt ranimée par des vocaux soul-bluesy, à la répétition éternelle des mêmes événements.

Panspych, dans un registre similaire de pop sophistiquée, légère et élégante, est l’une des plus franches réussites du disque : est-ce parce que la chanson bénéficie de mélodies plus directes, plus évidentes, et que la complexité de sa construction hétérogène ne nuit jamais au plaisir ressenti ? Même si le titre de la chanson annonce une célébration des liens indissociables entre esprit et matière, est-ce que ses paroles, très abstraites, voire absconses (« I am the bright red blood crossing through your little veins / I am the thought your arm has ‘fore your mind can catch it feign » – Je suis le sang rouge vif qui traverse tes petites veines / Je suis la pensée que ton bras a avant que ton esprit ne puisse l’attraper) ne sont pas finalement la plus belle invitation à un voyage intérieur, intime ?

Spacesick ouvre la seconde face avec une atmosphère à la fois planante (comme le titre l’annonce) et subtilement orchestrée : c’est néanmoins grâce à des passages plus directs au sein de sa construction complexe que le morceau nous embarque. Aerodynamic est une autre belle chanson « soft rock », finalement plus immédiatement évidente que celles qui ont précédé. Nous rappelant qu’au milieu de concepts ambitieux, un morceau (un peu plus) traditionnel aide à reprendre pied. Même s’il faut prendre le mot « traditionnel » avec une pincée de sel, comme on dit… Sea of Doubt, de la même manière, semble d’abord plus ancrée dans une formule blues rock, mais perd de sa force à force d’aller vers la « vaporeux » : c’est beau, mais on n’est pas réellement emporté.

Silent Spirit est très audacieux, dans la manière dont King Gizzard y mélangent sans crainte une multitude d’ingrédients musicaux pas forcément compatibles, mais déçoit quand même, parce que l’option « éthérée » qui est choisie empêche la chanson de décoller comme elle devrait le faire. Heureusement, Phantom Island se referme sur un titre beaucoup plus conséquent, beaucoup plus enthousiasmant, Grow Wings and Fly, dont on sait qu’il s’agit d’une jam initiée à partir du morceau Shangai, et qui a évolué au fil des interprétations « live » que le groupe en a donné. « I’m shedding my skin like a snake slithering / You gotta stop the overwhelming self-doubt / Catch me dancing in the summer rain with my tongue out / Woohoo! Yeah! » (Je mue comme un serpent qui rampe / Tu dois arrêter de douter de moi-même / Attrape-moi en train de danser sous la pluie d’été avec ma langue tirée / Youpi ! Ouais !) : le rêve débouche finalement sur une sorte d’émancipation presque joyeuse.

En résumé, passez votre chemin si le King Gizzard que vous aimez est celui des riffs brutaux et saturés, des accélérations « garage rock », de la satisfaction immédiate. Mais soyez les bienvenus sur cette île qui n’existe pas, où règnent les expérimentations sonores les plus élégantes, les atmosphères psychédéliques suaves et parfaitement orchestrées, et les voyages musicaux et émotionnels tout en nuances.

15 juin 2025

"Life of Chuck" de Mike Flanagan : let’s dance !

Au milieu du recueil de nouvelles de Stephen King, Si ça saigne, il y a La vie de Chuck, une véritable bombe émotionnelle, qu’il est impossible de lire sans que les larmes ruissellent sur vos joues, en particulier lors d’un indicible « deuxième acte » relatant une danse improvisée au rythme de la batterie de musiciens de rue (quelques pages qui font partie, à notre avis, de ce que King a écrit de meilleur). Adapter cette nouvelle énigmatique, à la construction improbable (trois actes construisant à rebours le récit en pointillé de la vie d’un homme ordinaire, Charles Krantz, dit « Chuck ») relevait de la gageure, tant il s’agissait là d’un « high concept » pas facile à saisir, et en même temps d’un déferlement d’émotions. Heureusement, Mike Flanagan était là : Flanagan, que tous les fans de King adorent forcément, tant il a livré les séries et les films les plus « kingiens » qui soit, qu’il s’agisse d’adaptations (Gerald’s Game, Doctor Sleep) ou non (le merveilleux The Haunting of Hill House, le très réussi Midnight Mass). Et Flanagan est un réalisateur qui a toujours recherché la vérité humaine derrière les atours du fantastique, totalement aligné en cela avec la plupart des projets du maître de Bangor.

Le film débute dans un registre de SF à la fois angoissante et poétique : c’est la fin du monde, la planète et la société s’effondrent lentement, tout s’arrête. eux enseignants, Marty (Chiwetel Ejiofor, tout en retenue, dans l’un de ses meilleurs rôles) et Felicia (Karen Gillan), anciens conjoints, se retrouvent au milieu de ce chaos. C’est alors que des publicités mystérieuses saluent un certain Chuck, que personne ne semble connaître. On n’en dira pas plus pour ceux qui n’ont pas lu la nouvelle.

Ce premier (troisième, en fait) acte fait d’abord peur, mais est surtout riche en conversations intimes, dégageant une mélancolie de plus en plus forte. On y parle en particulier – c’est important – du fameux « calendrier cosmique » de l’astronome Carl Sagan, qui ramène l’histoire de l’univers sur une période de 12 mois. Car Life of Chuck est un film sur le temps qui passe, sur sa relativité, sur les souvenirs, et sur l’importance de vivre pleinement chaque instant de notre vie si brève. Il renferme en son cœur un moment parfait, le monologue bouleversant d’un homme ordinaire (Matthew Lillard), qui démontre combien Flanagan est un excellent directeur d’acteurs, et à quel point il a compris le propos de Stephen King.

Dans le second acte, la tonalité change radicalement : Chuck, adulte, se laisse happer par un moment de pure spontanéité en improvisant une danse dans la rue aux côtés d’une inconnue, Janice (Annalise Basso). C’est sans doute l’un des plus beaux moments de cinéma que l’on ait vu depuis des années, à la fois simple et profondément symbolique, une célébration de l’instant présent dans toute sa fragilité. Tom Hiddleston, que l’on voit finalement très peu dans le film, est parfait, tant en danseur impeccable qu’en homme ordinaire fragile et sensible.

Enfin, le dernier acte (le premier, en fait) revient sur l’enfance de Chuck et sur l’influence de ses grands-parents (Mark Hamill et surtout Mia Sara, solaire). Cette dernière partie, malheureusement plus classique, avec des accents fantastiques que l’on pourrait trouver inutiles par rapport au thème du film, donne leur sens aux actes précédents, transformant une narration fragmentée en une symphonie cohérente, émotionnellement bouleversante. Et la référence à la citation de Walt Whitman ("I contain multitudes" ), même si son interprétation est discutable, explicite ce qui doit l’être…

… Mais, heureusement, Flanagan – comme King – ne cherche jamais à trop en dire : Life of Chuck laisse beaucoup de place au mystère, au rêve, et à l’interprétation personnelle. À chacun d’y projeter ses propres émotions, ses propres regrets, et sa propre joie d’être encore là. Les grincheux, les aigris, trouveront Life of Chuck trop sentimental, et c’est en effet le gros risque de la démarche de Flanagan. Nous, qui aimons et la nouvelle et le film, nous y voyons une sincérité désarmante, un manque absolu de cynisme incroyablement rare à notre époque.

Finalement, s’il était moins complexe (même si sa complexité conceptuelle est pleinement la marque de notre siècle), Life of Chuck pourrait être le It’s a Beautiful Life de notre génération…

… Avec des scènes de danse.

13 juin 2025

"Les parias" d'Arnaldur Indriðason : noir, c'est noir !

Les Parias serait a priori le dernier livre que l'immense Arnaldur Indriðason consacre à son héros, l’inspecteur retraité Konráð. Ce dernier poursuit son enquête sur le meurtre de son père, plusieurs décennies plus tôt, meurtre qui a conclu une période particulièrement traumatique de son enfance/ adolescence. Comme dans les romans précédents, il s'agit pour l'auteur de fourbir, d'approfondir sa lente et terrifiante autopsie du passé islandais. En faisant ressurgir les douleurs immondes enfouies sous les silences de la mémoire collective, en particulier les scandales liés à la pratique (présentée par lui comme) généralisée de la violence familiale, des abus et de la pédophilie, Indriðason semble vouloir avant tout régler ses propres comptes avec son pays, avec sa culture, avec son histoire... Plus qu'offrir un polar "classique" à ses lecteurs, en tous cas.

Les Parias débute lorsqu’une veuve découvre dans son garage un Lüger datant de la seconde guerre mondiale, qui semble avoir appartenu à son mari décédé, et que l'on découvre lié à un crime non élucidé : Konráð y voit une opportunité de résoudre, à sa manière (c'est-à-dire sans suivre aucune règle...), un cold case résultant des failles de la justice d'antan... mais il est surtout troublé de se souvenir de cette arme "exotique", qui a probablement appartenu à son père...

Comme tous les livres d'Indriðason, Les parias est lent, très lent presque immobile. Indriðason excelle dans l'entrelacement complexe de strates temporelles, dans la révélation progressive de vérités complexes, qu'il n'énonce jamais clairement... Et surtout dans les portraits (à charge, quand même) de monstres ordinaires et de leurs victimes, dont certains, comme les homosexuels violemment pourchassés, de figures à la dérive – ces exclus, ces « parias » du titre, que la société a rejetés et à qui l’auteur redonne leur place dans la mémoire islandaise, à sa manière, par la fiction.

L’action est diluée dans l’introspection, dans la mélancolie du non-dit. Les témoins de faits oubliés sont usés, errent dans la Reykjavik moderne, touristique, comme des fantômes. Les archives sont muettes. Le policier à la retraite apparaît de plus en plus antipathique, alors que le livre revient sur ses propres comportements alors qu'il était jeune et beaucoup moins "intègre" (à noter l'intéressant passage sur la Base américaine...). Il s'agit dans tous les cas d’interroger l’oubli, la mémoire, la responsabilité – individuelle autant que collective.

Les parias abrite trop de personnages, tresse une histoire à partir de trop de faits, dont beaucoup proviennent des livres antérieurs, que le lecteur aura peut-être oubliés : Indriðason ne nous facilite pas la lecture de son livre, n'offre aucun résumé des épisodes précédents (on n'est pas dans une Série TV sur Netflix !), ne revient jamais sur ce qu'il a raconté, explique très peu. La touche surnaturelle apparue depuis quelque temps rajoute une couche "d'histoire", mais achève de dérouter le lecteur rationnel. Les parias est difficile, semble ingrat, en plus de s'avérer profondément déprimant. Jusqu'à une toute fin remarquable, prenante, saisissante même, et émotionnellement forte.

Il est temps de faire nos adieux à un Konráð littéralement au bout du rouleau, finalement détenteur d'une vérité inutile et correspondant à ses pires cauchemars. Noir, c'est noir.

11 juin 2025

"Les dossiers oubliés" de Scott Frank : very cold cases

On connait Miséricorde, ce célèbre polar de Jussi Adler-Olsen qui a lancé la saga du Département V, avec cette équipe bancale (et blessée) chargée de rouvrir les dossiers des enquêtes non résolues (ces fameux "cold cases" qui deviennent de plus en plus "à la mode" même dans la "vraie vie"). Le fait que, après une première adaptation en format film (Mikkel Nørgaard - 2013) qu'on avait bien aimée et trouvée assez efficace, Netflix en développe une nouvelle version avec son Dept Q (titre français faiblard comme toujours, Dossiers oubliés... la honte !), une série de neuf épisodes, intrigue par son parti pris audacieux : il s'agit cette fois de transplanter l’intrigue du Danemark à une Écosse (et à la ville d'Edimbourg en particulier) qui n’a jamais paru aussi sombre, aussi inhospitalière, aussi... scandinave. Oui, Édimbourg, ses bâtiments gothiques et son crachin constant offrent, il faut bien l'admettre, un écrin idéal pour cette plongée dans les abîmes de la culpabilité et de l’oubli. Et si ça fonctionne, c'est bien que Scott Frank, déjà co-responsable de la réussite du Jeu de la Dame, préserve l’ambiance typique des polars scandinaves, lourde, grise, et saturée de non-dits. Mieux peut-être encore, il rajoute, comme gag récurrent mais également comme contexte "politique" non négligeable, l'opposition ancestrale entre Ecossais (la majorité des personnages et du casting) et Anglais (le personnage "principal").

Car, au cœur de l'histoire, il y a un flic "cabossé" (un peu trop archétypal sans doute), Carl Morck : il est incarné par Matthew Goode, qui se détache cette fois de ses rôles aristocratiques habituels. et qui réussit à conférer à Dept. Q une densité tragique assez exceptionnelle... même si, surtout dans la première partie de la série, il n'y va pas avec le dos de la cuillère, au point de frôler souvent l'exagération dans la figuration d'un mal-être transposé en une haine viscérale de l'humanité (surtout écossaise, donc...).

À ses côtés, il y a heureusement un excellent Alexej Manvelov (Akram Salim) qui contrebalance l'extrémisme de Morck / Goode, et incarne ce qu’il faut d’altérité énigmatique - avec une noirceur souterraine beaucoup plus fine que celle de son partenaire -, d’élégance contenue et de réalisme désillusioné pour que le duo central fonctionne. Qui plus est, il y a Kelly Macdonald, en thérapeute magnétique, qui illumine chacune de ses scènes, et Leah Byrne (Rose) qui apporte la touche d'humanité et d'humour qui pouvait manquer sans elle.

Mais au-delà du casting, c’est bien dans le tempo narratif que se joue la série : là où le film danois allait droit au but, Dept. Q étale son récit sur plus de huit heures. L'enquête, complexe et retorse à la manière "Nordic Noir", reste toujours passionnante, mais souffre indiscutablement d'un certain essoufflement, surtout dans ses derniers épisodes. L'élégance de la mise en scène et la justesse psychologique de nombreuses scènes n'arrivent pas toujours à compenser la fatigue générée par des scènes répétitives comme les flashbacks autour de la situation de Meritt (Chloe Pirrie, sans doute un mauvais casting tant elle reste peu crédible dans le rôle d'une "méchante procureure que tout le monde admire ou déteste).

Et pourtant, difficile de lâcher prise, de ne pas "bingewatcher" Dept. Q : oui, la série prend son temps, mais c'est avant tout pour fouiller les traumatismes, pour mettre en évidence les silences des institutions, pour ouvrir les cicatrices mal refermées. Pour travailler tout ce qui transforme nos vies en enfer sur terre. Là où le roman avançait comme un funambule sur un fil tendu, la série préfère creuser encore et encore, presque obsessivement, les failles.

Pour aimer Dept. Q, il faut sans doute accepter qu'il s'agit plus d’une série psychologique que policière. Accepter que le roman tranchant de Jussi Adler-Olsen soit devenu un long cauchemar pesant et signifiant... Sinon, il reste toujours le film de Mikkel Nørgaard à revoir !

9 juin 2025

"Jardin d’été" de Shinji Sōmai : Gosses de Kobe

Connaissez-vous Shinji Sōmai ? Non ? Rassurez-nous, vous n’êtes pas les seuls ! Passé sous les radars des cinéphiles français durant les années 80-90, et décédé en 2001, il s’agit pourtant potentiellement d’un réalisateur important, qu’il s’agirait de réévaluer, alors que Kore-eda le présente comme son inspirateur (une citation en faisant foi sur l’affiche…). The Friends – renommé Jardin d’été pour sa sortie dans les salles françaises, ce qui est pour une fois la traduction exacte du titre original -, une trentaine d’année après sa réalisation, n’est pas présenté par les connaisseurs comme le meilleur Sōmai (on nous recommande plutôt un Moving / Déménagement et un Typhoon Club). Les critiques sont dithyrambiques (il faut dire qu’au milieu du désert cinématographique de ces dernières semaines, ça fait du bien de s’enthousiasmer un peu…), et c’est en tout cas une occasion à ne pas manquer de découvrir un auteur méconnu.

Jardin d’été nous raconte donc un été à Kobe, tel que vécu par trois copains qui décident d’espionner un vieil homme vivant dans une maison délabrée entourée d’un jardin en friche, en plein cœur d’une banlieue ordinaire. D’abord attirés par des instincts morbides (voir un cadavre, tant le propriétaire de la maison semble à l’article de la mort…), les trois amis vont se prendre au jeu d’aider leur « victime » à nettoyer son jardin et retaper sa maison… avant d’entrer plus profondément dans son intimité et sa mémoire…

Jardin d’été, superbement restauré et bénéficiant de couleurs vives et lumineuses transposant idéalement à l’écran les sensations d’un été torride, ne commence pas très bien. On a le droit d’être irrité par les voix criardes des protagonistes, dubitatif devant une mise en scène peu subtile, voire de s’ennuyer un peu durant une première demi-heure d’exposition assez convenue sur les jeux enfantins et les fantasmes de ces trois copains, dont deux souffrent de traumatismes visibles (l’un est obèse et donc moqué par ses camarades de classe, l’autre n’a jamais connu son père et s’en invente différents modèles tous plus héroïques les uns que les autres). Une scène mal construite et mal filmée dans les sous-sols d’un hôpital où l’on stocke les cadavres finit même par nous mettre de mauvaise humeur. Pire, les trois « sales gosses » ressemblent à des transpositions peu subtiles à l’écran de personnages du 20th Century Boys d’Urasawa, et on se remémore avec une nostalgie cruelle ces contes de l’enfance qu’Ozu nous avait offert avec Gosses de Tokyo, puis avec Bonjour

Bref, rien ne va, jusqu’à ce que, peu à peu, le propos du film ne s’affirme, et que Jardin d’été trouve son juste rythme, et, surtout, gagne en profondeur. Et c’est le travail ardu auquel se livrent nos drôles de héros qui élève le film, peu à peu, au même rythme qu’eux-mêmes « se transforment » : car Jardin d’été est bel et bien l’un de ces films « d’apprentissage », et peut-être bien finalement l’un des plus beaux du genre qu’on ait vu depuis longtemps ! Sōmai ne renonce jamais complètement à cette trivialité un peu rebutante du début du film, qui devient un contrepoids précieux à la finesse et à la beauté de scènes de jardinage, de construction, et finalement de révélation de l’amitié qui va lier les trois enfants au vieil homme. Et qui va tous les transformer.

La dernière demi-heure du film est littéralement sublime, entre une scène au crématorium qui nous broie le cœur de douceur (et là, on a le droit de penser à Ozu, en bien, cette fois !), et une géniale idée finale autour d’un puits, où Sōmai ne recule pas devant la métaphore la plus franche, la plus simple. On comprend alors la réputation de Sōmai, cinéaste qui ne fait peut-être pas du « grand Art », mais réussit à filmer quelque chose de la beauté de la vie avec une vigueur rare.

Bref, il ne nous reste plus maintenant qu’à nous précipiter sur le reste de sa filmographie.

 

8 juin 2025

"Le répondeur" de Fabienne Godet : imitation of life

Le point de départ de Répondeur est assez improbable : Pierre Chozène, un écrivain établi et respecté n’arrive plus à trouver la tranquillité qui lui permettrait de travailler sur son prochain livre, qu’il souhaite plus personnel, car il passe son temps au téléphone à gérer le chaos qu’est sa vie sentimentale, familiale et professionnelle. Lui vient alors l’idée d’embaucher Baptiste, un jeune imitateur doué mais encore méconnu et fauché, pour tenir son rôle au téléphone : les problèmes vont alors s’accumuler quand ce dernier fera preuve – comme on le lui a demandé – d’initiative. Soit un pitch « dans l’air du temps » (l’emprise du téléphone sur nos vies) mâtiné d’une idée « à la Intouchables », puisque le film orchestre la rencontre entre un bourgeois (blanc) français typique, bien installé dans la société et la « culture » traditionnelles, mais pas loin du « bout du rouleau », et un jeune (noir) moins bien loti, mais doué et représentant une société contemporaine plus dynamique…

Et une partie du Répondeur suit en effet ce programme à la lettre, à travers l’alchimie formidable entre Denis Podalydès – un acteur dont la grâce et la justesse ne s’usent décidément pas avec les années – et l’encore peu connu Salif Cissé, qui crève littéralement l’écran, mais lui aussi dans un registre retenu, mesuré, emprunt de douceur. Mais au lieu d’exploiter ce duo brillant pour créer une comédie française comme on en voit tant (et pas souvent des bonnes, admettons-le), Fabienne Godet, réalisatrice et co-scénariste, fait le pari de la complexité, aussi bien dans la narration, et ses nombreux rebondissements – au risque de s’emmêler parfois les pinceaux, alors que le film gagnerait à faire un quart d’heure de moins – que dans les thèmes qu’il travaille : bien sûr, le rôle du mensonge – et ses risques – dans les rapports humains, mais également la quête de la reconnaissance et du succès, aussi éphémère soit-il, sans oublier – même si ce ne semble qu’un détail – cette terrible opposition, même dans le domaine de l’Art, entre une classe supérieure qui n’espère plus rien (la collapsologie devient objet de fascination) et un prolétariat qui a avant tout besoin de « bouffer ». Avec, en cerise sur ce gâteau à la fois « feelgood » et angoissé, deux doigts de comédie romantique qui va bien.

Bien entendu, aussi invraisemblables que soient certaines scènes (… mais on a envie d’y croire, comme toujours quand un film nous emporte…), le Répondeur tient la route grâce au travail vocal de Salif Cissé, qui a semble-t-il été assisté par l’imitateur Michael Gregorio : la dernière scène, où l’on voit Baptiste chanter de la soul music en passant d’une voix célèbre à une autre, est assez magique, même si, évidemment, on peut soupçonner que la technologie ait donné un coup de pouce à l’acteur.

Voilà en tout cas un joli « film du milieu », à équidistance de la comédie populaire et du cinéma d’auteur, à qui il ne manque pas grand chose (un scénario moins complexe, une mise en scène qui ait un peu plus de caractère, l’élagage de certaines longueurs) pour être une réussite totale.

6 juin 2025

"Vrais voisins, faux amis" de Jonathan Tropper : les banlieusards de l’enfer

Si la banlieue est chez nous synonyme de cités, de gangs et d’insécurité, aux USA, c’est exactement l’inverse : les centres-villes largement abandonnés à la pauvreté, les riches (et plus encore, si affinités) se barricadent dans de richissimes banlieues pour se protéger de la violence du monde. Une violence que, bien sûr, ils ont engendré eux-mêmes, comme membres actifs d’une classe dirigeante s’adonnant à des jeux financiers amoraux et méprisant largement les gens "ordinaires" qui ne sont au mieux que des accessoires de leur vie, ou des serviteurs obéissants soumis à leurs quatre volontés. Une violence que, inévitablement, ils vont reproduire dans leur monde feutré d’hypocrisie et de mensonges.

C’est dans l’une de ces banlieues (imaginaire, pour le coup), protégée contre la pauvreté et ses démonstrations offensantes, que se déroule la série Your Friends & Neighbors (ou Vrais voisins, faux amis en version française, un autre exemple de titre maladroit, voire stupide). Jonathan Tropper y raconte les mésaventures tragiques – mais souvent très drôles – de « Coop » (incarné par Jon Hamm), un gestionnaire de fonds spéculatifs qui vient de perdre coup sur coup sa femme (infidèle avec l’un de ses meilleurs amis) et son job (du fait d’une brève liaison avec l’une de ses collègues). Désespéré par la disparition instantanée de sa « fortune », « Coop » imagine pouvoir cambrioler ses voisins fortunés pour maintenir son train de vie. Ce postulat audacieux aurait pu – pardon, aurait dû – nous offrir une satire mordante de la haute bourgeoisie américaine. Au fur et à mesure que notre héros découvre la futilité de sa réussite passée, et l’hypocrisie dissimulée derrière ses relations d’amitié, comme ses aventures amoureuses, il se trouve devant des choix de plus en plus difficiles à assumer : perdre définitivement sa femme qu’il aime encore et ses enfants, égarés dans l’enfer de l’adolescence ? renoncer définitivement à une vie facile de luxe ? continuer à se compromettre avec des gens dont il a percé à jour l’immoralité ?...

Cependant, la série peine à exploiter pleinement cette promesse ambitieuse de déconstruction du mythe US de la réussite individuelle liée à la fortune et au pouvoir, et les aléas du scénario, sans doute trop complexes finalement par rapport au propos initial, désamorcent peu à peu la tension, au profit de développements narratifs assez convenus. Dès son ouverture en forme de flashback à partir de la découverte du corps d’un personnage assassiné, Your Friends & Neighbors adopte des éléments d’un thriller « conventionnel » (qui est le mort ? qui l’a tué ? comment notre héros se tirera-t-il d’une situation aussi difficile et dangereuse ? etc.). La série hésitera ainsi entre plusieurs genres : la satire sociale, le drame familial, la comédie de mœurs, et, donc, le thriller. Sa cohérence en souffre, et l’intérêt du téléspectateur va varier en fonction des éléments qui l’intéressent le plus.

Plus grave, l’impact potentiel de la critique sociale – voire politique – finit torpillé, en particulier par un happy end faussement provocateur : peut-on réellement critiquer le matérialisme mortifère, typique de la société US, tout en le célébrant ? On comprend bien que, dans le climat politique actuel, une telle histoire allant jusqu’au bout de sa logique aurait été jugée comme « socialiste », voire « terroriste », un luxe qu’Apple TV+ ne pouvait se permettre !

Ce qui atténue notre déception est la performance une nouvelle fois « fantastique » de Jon Hamm, incarnant avec ce brio et ce charisme qui le caractérisent depuis Mad Men (et qu’on a vu à l’œuvre aussi dans la dernière saison de Fargo) un homme en pleine déroute, tour à tour terriblement cynique et infiniment vulnérable émotionnellement : à la fois superbement dominateur et profondément mal à l’aise, il est un personnage à la complexité réjouissante. Malheureusement, on ne peut guère en dire autant des personnages secondaires, quasiment tous antipathiques, voire parfaitement haïssables, et surtout terriblement superficiels. Le pire est sans doute le cas d’Elena (Aimee Carrero), potentiellement passionnante (une domestique obéissante dissimulant une jeune femme prête à tout pour échapper à sa condition sociale, ainsi qu’au machisme toxique de sa culture familiale), à qui le scénario ne donne finalement pas la possibilité d’exister réellement. Seule exception à cette règle, le beau personnage de « Ali » (Lena Hall, très convaincante), la sœur instable et en souffrance de « Coop », apporte de précieux moments d’émotion à la série.

Your Friends & Neighbors a été construite sur un concept prometteur, bénéficie de l’interprétation remarquable de Jon Hamm, mais souffre d’un manque de direction claire et d'une indéniable superficialité : on parle donc d'un bon divertissement, mais guère plus.

4 juin 2025

"The Last of Us – Saison 2" de Craig Mazin et Neil Druckman : plus un OVNI…

Deux ans d’attente après la remarquable première saison de The Last of Us, c’est beaucoup, mais, étant donné le remarquable travail effectué par Craig Mazin et Neil Druckman, on pouvait comprendre la nécessité de prendre du temps. Car la seconde partie du récit des aventures d’Ellie et Joel présentait de nouveaux défis, tous les pratiquants du jeu le savaient : tout d’abord le recentrage de la série sur le personnage d’Ellie, dont même les non-adeptes du jeu savaient qu’il allait advenir (les spoils avaient fleuri sur le Net dès la fin de la première saison) ; ensuite, l’engloutissement de la saga dans une noirceur plus extrême encore, avec Ellie comme tueuse ultime.

Le résultat de cette longue attente n’est malheureusement pas au niveau espéré, et nous oblige à reconsidérer notre admiration pour la série, qui ne se distingue plus aussi nettement du tout venant post-apo proliférant sur les plateformes. Bon, n’exagérons pas non plus, on n’est pas tombé au niveau abyssal d’un Walking Dead, mais certaines scènes d’exploration de locaux obscurs possiblement infestés de zombies font peur, justement parce qu’on frôle les mêmes clichés.

Le problème, pour le « téléspectateur lambda » est que cette seconde saison ne contient que deux épisodes réellement au niveau de ceux de la première : le deuxième, Through the Valley, se révèle dévastateur, conjuguant puissance émotionnelle et action éprouvante ; le sixième, The Price, construit comme une série de flashbacks, retrouve en grande partie la vieille magie de la série quand elle se concentre sur l’aspect purement « humain » de l’épopée de Joel et Ellie (Pedro Pascal y déployant superbement son charme et son talent d’interprète, qui font de lui l’un des acteurs actuellement les plus en vue dans le cinéma…).

Pour le reste, on est plus dans un « produit standard » de divertissement, aussi sombre soit-il, ce qui fait écho à un incident rapporté entre Pedro Pascal et Druckman, à qui l’acteur reprochait de ne pas comprendre ce qu’était « l’Art ». Plus grave sans doute pour notre adhésion à The Last of Us, le manque de vraisemblance de nombre de rebondissements dans la partie finale se déroulant à Seattle, qui souffre d’une simplification extrême des situations au milieu d’un environnement pourtant complexe d’affrontements entre factions rivales (on en voit, en fait, soit trop, soit trop peu !).

Les experts du jeu vidéo accusent les scénaristes d’avoir voulu rendre le personnage d’Ellie plus acceptable aux yeux du grand public, c’est-à-dire, même si son homosexualité irrite l’Amérique MAGA…, plus proche des standards moraux de la société US, plus féminine, plus « maternelle », plus fragile. Et de l’avoir du coup démunie de son instinct de tueuse froide résultant de l’éducation donnée par Joel, rendant ainsi ses décisions et ses actes incohérents dans son périple de vengeresse.

En résumé, bien que demeurant éminemment regardable, The Last of Us n’est plus l’ovni qu’elle était. Reste que le final brutal et relativement mystérieux du dernier épisode fait qu’il sera difficile de résister à l’attrait de la 3ème et dernière saison.

2 juin 2025

"Else" de Thibault Emin : l’ultime fusion

Commençons par un avertissement sans frais : même s’il n’est assujetti à aucune interdiction, et seulement accompagné de commentaires sibyllins du type "Le climat anxiogène et de nombreuses images impressionnantes sont de nature à heurter un public jeune et sensible" , Else est un film dont le visionnage s’avérera extrêmement éprouvant, même pour un public adulte et (habituellement) insensible. Vous voilà prévenus, vous ne viendrez pas vous plaindre ensuite d’avoir voulu à plusieurs reprises quitter la salle de cinéma…

… Soit le genre de choses qui arrivaient quasi systématiquement lors des projections des films du David Cronenberg « première époque », avec ses scènes traumatisantes de « body horror » : quelque part, toute une partie de Else retrouve – volontairement ou non – le même climat terriblement horrifique des grandes œuvres du maître, ce qui est « logique », puisqu’il s’agit ici aussi de « mutations corporelles », dont les conséquences sont régulièrement insoutenables à contempler. Mais, quelque part, et nous ne pensions pas écrire ça de si tôt, Thibault Emin pousse le bouchon encore plus loin. Expliquons-nous…

D’abord, et ce n’est pas gratuit, Else démarre dans un genre « boy meets girl », typique du cinéma d’auteur français : Anx (Mathieu Sampeur) est un (grave) inhibé qui tombe amoureux malgré lui d’une jeune femme, Cass (Edith Proust), qui est son opposé, puisqu’elle est exhibitionniste, solaire, expansive, voire par moments complètement (fo)folle. Mais cette belle histoire d’amour, pour singulière qu’elle soit – et filmée de manière délirante, déjà – s’exacerbe quand un mal planétaire s’abat sur l’humanité, qui conduit les gens contaminés à fusionner avec leur environnement.

Inutile d’en dire plus, il vaut mieux ne pas être préparé à l’expérience d’un scénario totalement anxiogène, et d’une mise en scène remarquable, qui engloutit le spectateur dans un véritable « enfer sensoriel ». Un enfer où les sons sont encore plus terribles que les images, pourtant toutes littéralement « extra-ordinaires » (en fait, jamais vues auparavant, pour la plupart !). Car là où Else relève du GRAND cinéma, ce n’est pas seulement dans l’intelligence de son histoire, mais dans la forme polymorphe, perpétuellement changeante qu’il adopte. Oui, le film est un « produit » du confinement, soit un sujet déjà rebattu qu’Emin transcende en imaginant une contamination par le regard, avant d’élever son sujet en en faisant une parabole bien sentie sur l’évolution… Il ne néglige pas pour autant les aspects « psychologiques » de son histoire, et en particulier la culpabilité d'Anx vis à vis de sa mère décédée.

Ce qui frappe avant tout, ce sont ces images aussi magnifiques qu’horribles, ces sons aussi anodins que terribles une fois amplifiés, mais surtout cet envahissement progressif de l’espace de l’appartement, puis du monde tout entier, par une « nouvelle matière » (écho de la « nouvelle chair » de Videodrome), qui étouffe le spectateur en même temps que les personnages. Jusqu’à un final cosmique, quasi « kubrickien » par ses ambitions, mais également totalement cohérent, logique même par rapport au trajet emprunté par le film.

Expérience sensorielle rare, Else est un film comme on en voit peu, très peu. Que le plaisir soit absent de l’équation, remplacé par une infinie et insupportable souffrance, n’empêche pas que Thibault Emin, dont c’est le premier long-métrage, pourrait bien être un auteur qui comptera dans le futur. Mais, même si ce n’était pas le cas, il nous restera Else.

Le journal de Pok
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