"Reptile" de Grant Singer : la fatigue du Toro
Il est vrai que, depuis le temps, et avec la succession d’échecs dans ce domaine, on n’attend plus grand chose lorsque Netflix produit le premier ou le second long-métrage de jeunes réalisateurs prometteurs. Ces déceptions systématiques sont évidemment l’un des symptômes les plus flagrants de l’échec artistique de la plateforme, mais elles questionnent aussi profondément notre croyance – très française – en la suprématie de « l’auteur » sur le producteur, puisque tous ces mauvais films – ou au moins ces films décevants – ont été réalisés par de jeunes metteurs en scène à qui la plateforme a laissé une quasi-totale liberté artistique et assuré un financement confortable…
Reptile est le premier film de Grant Singer, débutant dans le « vrai cinéma », mais auteur remarqué de clips pour des grosses pointures de la variété internationale comme Lorde, The Weeknd ou Taylor Swift. Son scénario a été co-écrit par Singer lui-même, mais en collaboration avec, entre autres, sa « vedette » principale, Benicio del Toro. Il s’agit d’un « film policier » dans le sens le plus classique du terme, qui raconte l’enquête d’un flic obstiné de la Nouvelle-Angleterre sur un meurtre barbare : il va peu à peu découvrir que, derrière les relations professionnelles et les amitiés qui sont l’essence de son existence plutôt paisible, se dissimule une réalité tout autre. Soit le genre de scénario déjà vu maintes fois, mais qui promet au spectateur sa dose d’angoisse et de vertige existentiel, et que l’on se prépare à savourer, d’autant que la présence devant la caméra du formidable Benicio del Toro, qui s’est fait un peu plus rare ces derniers temps (Sicario : la guerre des cartels date de 2018, et depuis, on l’a surtout vu brièvement dans The French Dispatch de Wes Anderson) incite à l’optimisme.
Au final, Reptile n’est ni la réussite que l’on espérait, ni l’un de ces mauvais « films Netflix » auxquels nous faisions allusion plus haut : c’est globalement un polar prenant, en dépit de sa longueur excessive (2h15 alors que 1h45 auraient fait l’affaire…), mais qui finit par décevoir, dans un mode « tout ça pour ça ? »… A cause d’une conclusion des plus banales, et, plus grave sans doute, du fait que la multitude de sujets – aussi bien policiers que psychologiques – ouverts au fil de l’histoire sont purement et simplement abandonnés sans guère de considération, laissés sans conclusion. Il y a donc dans Reptile un réel problème d’écriture, son scénario s’enflant en permanence de l’ajout de personnages potentiellement « riches » en termes de fiction, et de découvertes intrigantes… pour ne pas en faire grand chose. Ce qui s’apparent plus qu’un peu à de la manipulation sans complexe du spectateur…
De la même manière, le fait que Singer se soit aussi visiblement inspiré de la grande forme "fincherienne" nous offre de nombreux moments de très belle mise en scène : le film est extrêmement bien réalisé, bénéficiant en plus d’une photo parfaite de Mike Gioulakis (déjà remarqué pour son travail sur It Follows). Mais ce soin formel, cette élégance de la narration, lorsqu’ils ne sont pas au service d’un « vrai » sujet (ce dont manque Reptile), s’apparentent peu à peu à de l’affèterie inutile.
Alors oui, Reptile reste un film à voir, et sans doute l’une des réussites les plus raisonnables des productions Netflix de récente mémoire, mais c’est surtout parce que Benicio del Toro y est prodigieux. Il est fascinant du début à la fin dans ce rôle d’homme fatigué, dont la carrière a déjà été dévastée par des accusations de corruption, et qui se retrouve à nouveau plongé dans une situation trouble. A la limite de l’usure, privé désormais de toute illusion – sur l’amour, sur le couple, sur l’amitié, sur le boulot -, il va aller jusqu’au bout de son enquête, sachant que le pire est certain. S’accrochant malgré tout à la vie grâce à son hobby pour… la robinetterie (?) : ça paraît risible dit comme ça, mais, interprété par un acteur de ce calibre, c’est bouleversant.