"Live à Paris" par Chuck Prophet et le Mission Express : le bonheur de jouer et d’écouter du rock’n’roll !
Une chose est certaine : on ne parle pas assez (plus assez ?) de Chuck Prophet. Alors que le rock’n’roll manque tragiquement de prophètes pour continuer à propager sa foi et lutter pied à pied contre l’obscurantisme religieux, la montée des idées réactionnaires, et toutes ces choses qui rendent notre époque tellement sinistre. Chuck Prophet est pourtant clairement l’homme de la situation quand il s’agit de remettre de la joie dans nos vies, via une musique qui n’est que plaisir et excitation !
Rappelons, même si ce n’est pas si pertinent que ça par rapport au sujet qui nous occupe (le bonheur de jouer et d’écouter du rock’n’roll), que Charles William Prophet, Californien bon teint approchant la soixantaine, connut son heure de gloire (relative, hein, il ne faut rien exagérer non plus) au sein de Green On Red, groupe de country garage plutôt sinistre et très psychédélique, jouant une musique en générale imprégnée de l’austérité du désert américain. Ce qui est intéressant, c’est que Chuck Prophet en solo, sans pour autant trahir ses origines, a pris visiblement de plus en plus de plaisir à jouer du rock’n’roll, de la manière la plus (faussement) simple et enthousiaste possible.
Et le 21 novembre 2017, Chuck passait par notre chère Boule Noire, ici à Paris, accompagné de sa femme Stephanie et de son groupe The Mission Express, pour un concert qui devait rester dans les mémoires de ceux qui y assistèrent : littéralement « endiablé » de l’avis de ceux qui trouvent le diable beaucoup plus cool que JC et ses potes. Allez disons plutôt « entraînant », gai, dansant, retrouvant l’essence de « notre musique », le rock’n’roll, et perpétuant la tradition des grands rockers.
Et la bonne nouvelle pour ceux qui n’étaient pas à la Boule Noire ce soir-là, c’est que ce set fut enregistré, qu’un album Live à Paris voit le jour, et qu’il sera, à partir du 26 mai, vendu au stand de merchandising de Chuck lors de ses tournées…
14 titres, près d’une heure et quart de musique, avec un mélange épatant de brulots rapides, exécutés grosso modo en 3 minutes montre en main, et de grands titres fleuves où la guitare règne en maître, mais où Chuck se laisse aussi joyeusement aller dans son rôle désormais complètement assumé d’entertainer. Du côté des titres « efficaces », citons le quasi-springsteenien Bobby Fuller Died For Your Sins, un Bad Year For Rock and Roll que Tom Petty aurait largement approuvé, ou encore ce réjouissant Let Her Dance – de Bobby Fuller – en clôture de concert. Mais ce sont sans aucun doute les trois titres les plus longs qui illustrent le mieux la force du live de Chuck Prophet : You Did (Bomp Shooby Dooby Bomp) et Willie Mays Is Up At Bat, de huit minutes chacun, nous offrent de véritables festivals de guitare, évoquant parfois les fameuses épopées de Neil Young & Crazy Horse – que ce soit du fait de Chuck Prophet, que l’on présente souvent comme un disciple de Keith Richards ou de son homme de main, James DePrato ; et puis il y a ce Summertime Thing, qui atteint les dix minutes, et frôle le grandiose.
Peu de morceaux vraiment lents (You and Me (Holding On) en balade extatique, I Felt Like Jesus aux accents country…) dans un set orienté vers la satisfaction immédiate du spectateur, mais on imagine bien que nul, à la Boule Noire, ne s’est plaint de l’enthousiasme de la bande à Chuck ! Un enthousiasme parfaitement retranscrit sur ce Live à Paris, qui bénéficie d’un son impeccable. Et que l’on est heureux de voir enfin mis à la disposition de tous, et par là-même officiellement immortalisé au sein de la longue histoire du Rock.
Ron Sexsmith à la Sala Clamores (Madrid) le jeudi 25 mai
A 20 heures pile, Ron monte sur scène, armé de sa seule guitare acoustique, et débute un set qui va durer une bonne heure et demie, sans compter les deux chansons finales en rappel. Si les années ont transformé le jeune homme au visage poupin en un adulte… au visage poupin, la musique de Ron Sexsmith est restée fondamentalement la même : un folk à haute teneur émotionnelle, porté régulièrement par des mélodies pop bien troussées. Mais la plus belle caractéristique de cette musique, c’est indiscutablement la voix de Ron, largement inchangée : une voix qui évoque des trésors d’innocence et de sensibilité, et nous touche régulièrement en plein cœur.
Ceci dit, si les années ont été clémentes avec sa voix, Ron nous avouera, avec ce joli sens de l’humour qu’il utilisera durant toute la soirée, qu’il ne vit pas mieux que nous le passage du temps. En présentant le très beau Lebanon, Tenessee, une chanson de son premier album, il avouera : « J’avais 31 ans à cette époque-là, j’ai presque la soixantaine aujourd’hui, ça ne me paraît pas normal ! », avant d’ajouter, en nous regardant : « Mais vous aussi, les mecs, vous avez l’air vieux… ! ». Ouille !
Ron a ce soir une allure un peu défraichie, en dépit de sa veste revendiquant fièrement le fait qu’il vient du Canada. « Je suis sur la route depuis le 13 février, pour cette tournée qui se termine. En fait, j’ai probablement l’allure de quelqu’un qui est sur la route depuis le 13 février… » (rires)… Mais la set list, riche de près d’une trentaine de morceaux est ce qu’il y a de plus important : « J’ai déjà fait 17 albums, alors j’essaie de jouer une chanson de chacun de ces albums, afin de maximiser les chances de vous faire plaisir ! ». Et il tiendra presque parole, en couvrant quatorze albums, avec seulement un peu plus de titres extraits du premier, Ron Sexsmith, et du dernier, le récent The Vivian Line !
Les titres sont interprétés principalement à la guitare, avec deux passages au piano, passages qu’il avoue redouter, se considérant un pianiste très médiocre. « J’ai profité du confinement pour apprendre à jouer un peu mieux du piano… Pendant que d’autres apprenaient à danser avec TikTok… ». A un moment, il est rejoint sur scène par Ramón Arroyo, de Los Secretos, pour deux morceaux qui bénéficieront clairement de la virtuosité du guitariste espagnol : Secret Heart et surtout Get In Line, qui aura été à date son seul succès dans les charts… en Grande-Bretagne !
Les thèmes des chansons de Ron Sexsmith sont pour la plupart liés à de petites histoires de la vie quotidienne, et tournent avec délicatesse autour de l’observation de ses proches, de ses amis. Naturellement, le passage des années les colore d’une inévitable mélancolie : chanter un Speaking with the Angel, écrit pour son fils qui avait deux semaines, « alors qu’il a 38 ans aujourd’hui… », distille forcément une atmosphère particulière. Mais au final, chacune des chansons dégageait ce soir son propre charme, dans l’atmosphère recueillie mais chaleureuse de la Sala Clamores, et chacun pourra nommer les titres qui l’auront le plus touché, et qui sont probablement différents. Admettons que nous avons été particulièrement sensibles à son In a Flash, écrit à l’origine en hommage à Jeff Buckley, qui venait de se noyer, à son bouleversant When Our Love was New, sa plus récente chanson écrite pour sa femme (qui l’accompagne dans sa tournée comme tour manager…)… Et à son Foolproof, magnifique balade classique, qui sonne un peu comme un grand morceau de Costello, chanté de manière impériale !
Et à la fin, Ron s’émerveille discrètement : « C’est la meilleure tournée que j’aie jamais faite. Presque toutes les dates étaient complètes. Je ne sais pas ce qui se passe, en ce moment… ». Comment ne pas être ému, aussi, par la simplicité de cet homme, de cet artiste sincère et discret, qui est arrivé à suivre son chemin d’auteur-compositeur pendant trente ans, et est toujours surpris de l’amour que son public lui porte ?
"Sweet Tooth - Saison 2" de Jim Mickle et Beth Schwartz : mise à mort de l’enfant-cerf sacré ?
Deux ans ou presque ce sont écoulés depuis la mise en ligne de la première saison de Sweet Tooth, adaptation ambitieuse du comic book de Jeff Lemire : c’est évidemment beaucoup lorsqu’on parle d’une série dont le personnage principal est un enfant. Christian Covery, qui joue le rôle de Gus, l’enfant-cerf, n’a plus 11 ans, mais 13, et le raccord entre le dernier épisode de la saison précédente et le début de celle-ci est logiquement difficile. Mais, paradoxalement, le fait que l’acteur principal ne soit plus un petit enfant mais un quasi pré-adolescent, ajoute de la crédibilité à ses aventures, et aux initiatives courageuses que notre petit héros prend face aux très méchants « derniers hommes » qui le traquent.
Rappelons que Sweet Tooth décrit un (autre) monde post-apocalyptique, dans lequel l’humanité a été balayée à 90% par un virus, apparu simultanément avec la naissance d’étranges « enfants-animaux », qui sont largement considérés par une bonne partie des survivants comme responsables de la pandémie. Gus – on l’a appris à la fin de la première saison – est en fait « le fils » d’une chercheuse travaillant dans le laboratoire d’où semble être sorti le virus, qui l’a confié à un collègue avant de disparaître elle-même à la recherche d’une manière de mettre fin au cataclysme. Capturé par une milice qui se qualifie elle-même comme « les Derniers Hommes », Gus rejoint les enfants-animaux qui servent de cobayes au Dr. Singh, qui recherche lui aussi un vaccin ou un traitement.
Le problème de la série, visible dès le début, et qui s’accentue dans la seconde saison, est le déséquilibre entre son aspect « familial », avec de nombreux moments où l’on est sensé s’extasier sur les mignons enfants-animaux, et avec une édulcoration systématique de la violence, et la noirceur de son thème, provenant du matériau d’origine, âpre et sombre, de Jeff Lemire. Car cette interrogation – assez classique dans les films ou séries post-apocalyptiques – sur la nature de l’humanité (ici, les animaux ne sont-ils pas plus humains que leurs bourreaux ?), s’accompagne de scènes potentiellement éprouvantes : il y a les expériences du Dr. Singh, prêt à sacrifier son éthique pour peut-être sauver sa femme contaminée, mais surtout pour découvrir la solution à un problème scientifique qui le passionne, mais aussi les combats – plus convenus – entre les différentes factions de survivants, débouchant sur des scènes de violence…
… Et il faut bien admettre qu’il s’agit d’un défi que Sweet Tooth n’arrive pas à relever, et qui crée une frustration grandissante chez le téléspectateur. Comment ne pas s’irriter devant la niaiserie profonde des scènes entre enfants – desservis par des maquillages largement ridicules ? Comment ne pas être déçu quand les affrontements entre adultes présentés comme cruels, brutaux, etc. se révèlent totalement anodins ? A ce titre, le dernier épisode, avec son combat jusqu’à la mort, dans la forêt, entre la petite troupe des Derniers Hommes et l’encore plus petite bande entourant Gus, qui n’a ni puissance, ni crédibilité : pire encore, l’accumulation de coïncidences totalement invraisemblables – comme le fait que les personnages se rencontrent ou se retrouvent presque par magie dans un territoire pourtant immense – limite largement notre adhésion à la série (si l’on pense aux dernières scènes présentant le sujet de la future troisième saison, il est difficile de ne pas grincer des dents quant à la manière dont le Dr. Singh retrouve la piste de Gus !).
Bref, on s’était senti plutôt bienveillant vis-à-vis d’une série qui bénéficiait d’une réalisation soignée et qui était portée par une narration équilibrée, mais notre patience s’érode au fil de ses 8 nouveaux épisodes jamais réellement convaincants.
Il est sans doute grand temps de laisser nos pauvres héros s’enfoncer dans le grand Nord et de passer, quant à nous, à des choses plus sérieuses.
Séance de rattrapage - "Le Petit Nicolas" de A. Fredon et B. Massoubre : Un matériau de départ peu passionnant, mais...
En dépit de l'admiration sincère que l'on porte à Goscinny et à Sempé, il faut bien admettre objectivement que leur Petit Nicolas ne présente pas grand intérêt, avec ses vagues plaisanteries enfantines, et ses personnages gentillets vivant une vie terriblement ordinaire. L'affection que certains boomers portent à cette BD nous semble avant tout le fruit d'une nostalgie pour une époque "heureuse" - la fin des 30 glorieuses - qui marquaient surtout la fin de la domination sans appel du mâle blanc occidental sur le reste de la planète. Objectivement, il est difficile d'éprouver beaucoup d'intérêt pour ces histoires superficielles se déroulant dans un passé désuet... des histoires qui sont souvent qualifiées de "poétiques", sans doute du fait de leur atmosphère en demi-teinte, admettons le...
Heureusement, Amandine Fredon et Benjamin Massoubre étaient sans doute conscients de ce problème potentiel, et ont fait le choix intelligent d'enrichir leur Petit Nicolas d'une mise en abyme pertinente en faisant des allers retours entre les personnages fictionnels et la trajectoire de leurs créateurs, qui s'avère beaucoup plus intéressante. C'est le cas en particulier du récit de la vie de Goscinny, d'origine juive, dont la famille n'a que partiellement réchappé à l'Holocauste, et qui vivra une partie de sa jeunesse en Argentine, puis plus tard débutera sa carrière aux USA comme dessinateur aux côtés de certaines pointures des comics.
Toute cette partie sauve largement le film de la gentillesse anodine qui le guettait, mais il faut aussi pointer l'intelligence des choix graphiques : tout en respectant le style et l'esprit de Sempé, l'utilisation magistrale de l'aquarelle, et la construction progressive des images, évoquant à la fois le travail de l'artiste et une non-finitude, un non-perfectionnisme conférant une vraie fraîcheur à l'image, donnent des résultats formidables...
Bref, un tel plaisir, là où n'attendait rien du tout, ça ne se néglige pas.
"La Lisière" de Nicolas Tackian : A la lisière entre la médiocrité et l'ennui...
A force de lire des polars à peu près corrects, sinon géniaux, on en arriverait presque à oublier que quelques arbres vigoureux cachent une bien triste forêt. Choisir un livre au hasard sur une étagère d'un Relay dans un aéroport vous expose certes au risque de quelques heures d'une lecture vraiment peu enthousiasmante, mais permet aussi de relativiser les critiques adressées aux fabricants de best sellers les plus populaires.
La Lisière fait ainsi partie de ses livres même pas vraiment mauvais mais fondamentalement médiocres, où un auteur sans grand talent et sans inspiration copie les recettes déjà bien usées de ceux qui vendent des livres faciles par tombereaux, mais sans jamais réussir à les égaler.
Nicolas Tackian, inconnu au bataillon des écrivains dignes d'un minimum d'intérêt nous offre 320 pages que l'on parcourra avec une indifférence croissante, voire même avec des pointes occasionnelles d'irritation... Quand on se rend compte que tout son "style" littéraire repose sur le principe d'un enchaînement frénétique de chapitres courts sautant d'un personnage à l'autre, on comprend qu'on a affaire à une version littéraire de la daube hollywoodienne des blockbusters contemporains : comme on n'a plus confiance dans la capacité d'attention du lecteur, on va faire en sorte qu'il ne s'ennuie jamais en raccourcissant au maximum chaque scène, et en enchaînant ces scènes avec un rythme accéléré...
Entre une intrigue convenue dont la résolution est largement prévisible, des détours interminables par des scènes de cauchemars aussi inutiles que pénibles, pour une plongée dans un monde schizophrénique qui est ensuite abandonné sans vergogne quand on en revient au réalisme pur et dur, et surtout d'insupportables images quasi gothiques qui voudraient faire passer les collines bretonnes des "Monts d'Arrée" pour une sorte d'antichambre de Mordor, il n'y a pas grand chose à sauver dans cette pauvre Lisière qu'on s'empressera d'oublier...
... Mais en veillant à bien retenir le nom de son auteur, histoire d'être sûr de ne jamais racheter un de ses livres.
Séance de rattrapage - "Close" de Lukas Dhont : Quand la pudeur devient lâcheté...
Difficile de ne pas rester interloqué devant le déluge de critiques positives sur Close, un film qui me semble soit n'avoir rien à dire, soit, pire encore, choisir de ne rien dire pour dissimuler son affêterie insupportable derrière l'argument suprême de la... pudeur. La pudeur, un bien vilain mot aux accents franchement réactionnaires quand il s'agit de traiter de sujets comme l'homosexualité - toujours sujet à un rejet violent, dissimulé derrière une fausse tolérance par la grande majorité de la population -, et du suicide des adolescents, qui ne sera jamais traité ici avec la franchise et la lucidité qu'il mérite pourtant.
Close débute avec une grâce indiscutable, dans l'innocence ensoleillée d'un été idyllique. L'interprétation des deux garçons qui s'aiment est remarquable, et justifie longtemps le pouvoir de fascination du film, en dépit d'une tendance irritante à faire du Mallick au petit pied.
Mais quand le drame frappe, Lukas Dhont prend la décision inacceptable de ne rien changer à son film : on imagine bien qu'il s'agit dans son esprit de jouer au "père la pudeur", tout en veillant bien à cultiver, sans les assumer, les mécanismes du mélodrame. C'est au mieux ennuyeux, et ce d'autant que Dhont loupe complètement la gestion du temps qui passe - pourtant un element essentiel du travail de deuil et de reconstruction -, mais on a presque envie de dire que c'est lâche. Et assez dégueulasse.
"Dans les Brumes de Capelans" d’Olivier Norek : le pire est toujours possible, sinon certain…
Soyons objectifs : si nous considérons Olivier Norek comme ce que la littérature policière française a de meilleur en 2023, ce n’est pas à cause de sa – très remarquée – trilogie des enquêtes du capitaine Coste dans le 9-3 (Code 93, Territoires, Surtension) basée sur l’expérience de Norek dans la police, et récompensée par de nombreux prix. Non, Norek nous a convaincu avant tout qu’il était un auteur, un vrai, et à suivre, avec son intense Entre Deux Mondes qui nous projetait dans l’enfer de la migration. Et plus tard, en 2020, avec Impact, livre polémique s’il en est, qui interrogeait – et ne condamnait pas – l’usage de la violence comme arme pour faire avancer la cause de la défense de la planète. Deux livres marquants, sortant franchement de l’ordinaire de thrillers de plus en plus stéréotypés.
Ce n’est donc pas de gaîté de cœur que nous découvrons la réapparition de Coste dans ce Dans les Brumes de Capelans, signalant que nous aurions affaire cette fois, à un thriller bien plus classique… Heureusement, Norek a plus d’un tour dans son sac, et va nous surprendre une nouvelle fois, même dans le cadre plus conventionnel d’un affrontement entre le capitaine Coste avec un redoutable serial killer, kidnappant de très jeunes filles pour les violer et les étrangler. Il y a d’abord la localisation géographique sur un territoire français très « exotique », l’Ile de Saint-Pierre, située entre Terre-Neuve et le Groenland, et engloutie à une certaine période de l’année par des brumes presque surnaturelles tant elles sont épaisses.
Car ce que Dans les Brumes de Capelans raconte, c’est avant tout l’odyssée de la première victime du monstre, séquestrée et soumise à ses pires désirs durant dix années terribles, qui l’auront modelée avec une cruauté impensable. Et la manière dont sa relation avec Coste pourrait la ramener à un semblant, sinon d’équilibre, mais au moins d’humanité. Sans même mentionner le fait que Coste lui-même, dévasté par ses ultimes expériences en tant qu’enquêteur qui lui auront tant coûté, trouverait peut-être bien là une chance de reprendre pied. « Peut-être » étant évidemment le mot-clé, car chez Norek, on le sait, le pire est toujours possible, sinon certain…
Et ce que l’on aime chez Norek, c’est qu’à la différence de la plupart des auteurs populaires français de thriller (et ce depuis l’émergence de Grangé comme chef de file de nouveaux polars ultra-violents, ultra-glauques), il ne sacrifie à la délectation de l’horreur, de la violence, du mal. Norek nous raconte encore et encore la vie de gens « ordinaires » emportés par des circonstances terribles, et qui tentent de survivre, ou au moins de résister. C’est ce qui rend ses livres aussi marquants, parfois aussi bouleversants.
Mais, cela ne signifie pas que Dans les Brumes de Capelans soit uniquement un livre… « psychologique », un autre genre tellement français. Non, c’est bien un thriller, situé dans un cadre singulier et dépeint de manière réaliste (Norek a effectué un séjour de reconnaissance à Saint Pierre pour bien en restituer la singularité). Un thriller avec une montée en puissance remarquable, et un épilogue terrible qui terrassera plus d’un lecteur. Terrible, mais logique, et non pas fruit d’une volonté de jouer le twist à tout prix. Car, en refermant ce nouveau livre terrible du véritable tragédien « classique » qu’est Norek, on se répète qu’il n’y a rien de plus inévitable que le malheur.
"Qatr" par les Clopes : d’une plaisanterie individuelle à une expérimentation collective…
Il conviendrait probablement de ne pas trop en dire sur les Clopes, pour ne pas faire s’envoler la part de mystère – un peu dadaïste – qui entoure ce groupe (?) qui malmène les codes de la new wave millésimée début des années 80, tout en les appliquant avec une admiration, un amour visible. Mais, avouons-le, nous en sommes désormais au quatrième album de ce collectif (faussement) dépressif, et il devient de plus difficile de maintenir le secret sur leurs origines et leur projet. Et ce d’autant que ce projet évolue très vite, et amène les Clopes aujourd’hui à une révolution complète par rapport à ce qu’elles étaient au départ.
Il y a quelques jours seulement, le créateur / fondateur des Clopes, l’inénarrable musicien stakhanoviste Kim Giani, revenait sur sa page Facebook sur les débuts de cette aventure pas comme les autres : « Tout d’abord les Clopes étaient une blague, un pastiche que j’ai sorti seul en 2013. (…) Puis en 2017, (…) j’ai pensé qu’un des instrumentaux [que j’avais composés] pourrait faire un bon deuxième single pour les Clopes, flanqué d’une voix. J’ai sorti le « téléphone cellulaire » qui a donné envie à deux amis qu’on monte une version live des Clopes. On a joué. (…) J’ai écrit d’autres chansons (…), puis j’avais un album, je l’ai sorti. On a monté un quintet. On a joué. Il y a eu le covid. (…) Le bassiste de scène a écrit une chanson, les membres du groupe ont inventé des pseudos, j’ai sorti un deuxième album. On a eu plein de dates en sortie de confinement. Le groupe était à géométrie variable. J’ai proposé que les membres écrivent des chansons pour le troisième album. (…) On a engagé une musicienne de plus. On a fait de plus en plus de concerts. (…) Toutes les Clopes étaient archi-motivées et ont écrit des nouvelles chansons en plus pour un autre album… ».
Tout ça paraît compliqué, tordu, presque, alors que les Clopes, c’est exactement l’inverse : la croissance naturelle, organique, d’un collectif, plus que d’un groupe au sens traditionnel du terme, autour d’une idée, presqu’une plaisanterie au départ, qui fédère peu à peu des musiciens de plus en plus passionnés par le concept. Le tout avec le soutien d’un public enthousiaste et de plus en plus nombreux (avec des concerts déclenchant de grands moments de délire). Partir des clichés de la dépression, alliés à la noirceur d’une new wave / cold wave anglaise stéréotypée (rappelons quand même que Kim est un fan absolu de The Cure, donc cette parodie n’est jamais dépourvue de tendresse, voire d’amour pour le genre). Et construire là-dessus, en particulier en live, lieu d’improvisation systématique à partir de la trame des chansons, où l’expérience les Clopes est beaucoup plus déstabilisante, plus surprenante que ce à quoi on peut s’attendre, quelque chose d’autre, de libre, de réellement joyeux.
Avec de nouvelles voix, comme celle de « Gerda Glockenspiel » sur l’ambitieux Fascination Béton et sur le nostalgique Ville de Nuit, le quatrième album des Clopes marque une évolution par rapport aux productions initiales de Kim Giani sous le nom du groupe. On passe progressivement de l’individuel au collectif, de la virtualité à la réalité. De la provocation aux allures d’amateurisme goguenard à un soin plus grand apporté à la forme. Sans jamais se prendre au sérieux pour autant, en particulier dans un chant cherchant parfois le dérisoire (Contact, du pur Kim Giani, tant au niveau texte que vocaux, même si la chanson s’offre le luxe d’un bel envol final).
Bien entendu, qatr reste dans un registre similaire aux albums précédents , les synthétiseurs « vintage », les beats électroniques et la basse menant alternativement la danse comme il se doit, mais on sent dès le titre d’introduction, le surprenant Périgord Noir, un souci mélodique qui va au-delà de l’envie de créer des hymnes faciles à brailler en chœur dans un pogo général. Bon, on dit ça, mais on s’imagine bien brailler en chœur, un grand sourire aux lèvres : « Tu as la flemme ! » (La flemme), mais quelque chose de mystérieux se dégage d’un Ma fumée monte au ciel, en dépit de son imagerie absurdement religieuse contrastant avec ses paroles grotesques. Déguisée en chien est une chronique décalée, à l’innocence charmante, d’une expérience sadomasochiste, dont on aimerait bien qu’elle dépasse le format de trois minutes. Plus surprenant encore, Actualisation voit les Clopes baisser le masque et chanter la chienne de vie ordinaire de beaucoup d’entre nous. Virginie tant pis distille (pour la première fois chez les Clopes ?) une tristesse sincère, comme s’il était temps d’arrêter de rire. Qatr témoigne donc que la multiplication des compositeurs et des interprètes induit, logiquement, une complexification bienvenue de la musique, avec des hauts et des bas (suivant les goûts de chacun), ce qui est une vraie bonne nouvelle…
Laissons le dernier mot à Kim : « C’est pour moi très émouvant qu’on ait construit ensemble un objet musical qu’on ne comprend pas nous-mêmes. »
Ça s’appelle la magie de la musique, ce qu’on n’attendait pas forcément de part des Clopes. On avait tort.
marcel à l'International (Paris) le vendredi 19 mai
A 22h20 quand le quintette d’Arlon attaque leur set, la salle est enfin bien remplie d'un public qui va chauffer très vite. Dès le premier titre, election day, on a la confirmation que marcel, sur scène, malgré la bonne humeur qui règne et les plaisanteries sympathiques d'Amaury, c'est du sérieux ! Il y a quelque chose dans la voix d'Amaury et ses poses derrière son micro qui rappelle fortement John Lydon. Les deux guitares envoient du plomb, et de titre en titre l'intensité monte. Le basculement complet dans l'hystérie se produit sur le furieux – et parfait – nechayev & sons (comment ne pas tous brailler « on and on and on and on… » ?)… Le très post-punk blue danube no more et sa litanie de « It's your turn to cry » que nous demande de répéter Amaury, est le titre le plus complexe, le moins immédiatement sauvage sans doute des 50 minutes de set, mais il se termine dans une sorte d'incandescence radioactive. Le méchant intimité avec son refrain jouissif « et ça fait des gros gouzi-gouzis » prouve que le punk rock belge fonctionne tout aussi bien en langue française. Dernière ligne droite hystérique avec bbl – martellements furieux de la batterie, sifflets de carnaval et « la la la » chantés à tue-tête, et final à hurler de rage et d’excitation -, puis l’irrésistible playroom. Et nous aurons même droit à un rappel, de la part d'un groupe qui ne fait pas de rappel (ils le disent tous, mais cette fois ce serait apparemment vrai), juste pour le plaisir. Notre plaisir et celui de marcel…
Sinon, et c'est toujours bon à savoir, Amaury a apprécié de faire le touriste dans Paris, mais a regretté que la Révolution française n'ait pas laissé plus de traces... En tout cas, marcel, torses nus et moustaches frémissantes, auront laissé ce soir des traces indélébiles dans notre mémoire.
"Beau Is Afraid" d'Ari Aster : shizo-mère fellinienne
Ari Aster est un grand cinéaste, un vrai auteur, et on le sait depuis son premier film, Hérédité, qui présentait quand même quelques défauts, mais surtout depuis son génial Midsommer. Le problème est, évidemment, qu'il le sait, et que, à la première occasion donnée, il pète les plombs et décide - à son âge et seulement à son troisième film - de faire son Huit et demi à lui, histoire de garantir d'ores et déjà sa place dans les livres d'histoire du cinéma. Remarquez qu'en faire trop et accepter de provoquer un rejet massif de la part d'une vaste majorité du public ne manque pas de panache, sans même parler de se griller définitivement vis à vis des investisseurs et donc d'hypothéquer son avenir de réalisateur... Respect, finalement !
Beau is Afraid traite deux sujets classiques mais forts, et excessivement cinématographiques, en les entremêlant assez audacieusement : la toxicité de l'amour maternel et la schizophrénie paranoïaque. Avec Joaquin Phoenix, soit le meilleur interprète actuel possible pour jouer, sans jamais en faire trop, sans jamais tomber dans les clichés, la maladie mentale...
Ce qui nous vaut une première partie sidérante, éprouvante, où l'on retrouve toutes les obsessions et le talent des deux premiers films d'Aster. Une représentation parfaitement conçue, écrite, mise en scène du chaos intérieur comme extérieur. C'est terrifiant et c'est une grosse, grosse claque.
S'ensuit malheureusement une seconde heure, à partir du moment où notre héros se perd dans les bois et le film dans des mises en abyme successives de la narration, vraiment lourdingue, et surtout ni intéressante ni vraiment pertinente par rapport au propos général. On souffre encore, mais pas pour les bonnes raisons, malheureusement...
Et puis il y a la dernière heure, celle qui évoque franchement les délires felliniens, justement, et où Aster se joue de manière HENAURME des stéréotypes habituels sur l'amour - haine entre parents et enfants. Difficile de ne pas s'amuser devant ce délire inventif souvent très drôle, qui a, malheureusement, le tort d'être également un peu trop long : le procès final du mauvais fils, s'il est d'une logique imparable, est assez redondant, et témoigne sans doute de la difficulté qu'a le démiurge d'abandonner sa création...
Ce qui nous laisse avec un léger goût de déception... et ce qui est quand même dommage quand on repense rétrospectivement à certains moments extraordinaires qu'on a vécus devant Beau is Afraid.