"Gregg Araki, le génie queer" de Fabien Demongeot : en attendant le prochain Araki…
On ne parle plus beaucoup de Gregg Araki, ce jeune réalisateur qui fit scandale et fascina dans les années 90 avec sa "Doom Trilogy" , puis réalisa un véritable chef d’œuvre au début des années 2000 avec Mysterious Skin : son dernier film de cinéma, l’excellent White Bird, date de dix ans déjà, et il semble depuis travailler comme réalisateur mercenaire dans des séries TV US plutôt « grand public », tandis que sa propre série, Now Apocalypse (2019) est passée à peu près inaperçue en France. C’est évidemment dommage, étant donné la créativité et la vitalité de son cinéma, mais cette absence – temporaire, on l’espère – de nos écrans permet à Fabien Demangeot, qui nous avait déjà offert un très bel essai sur Cronenberg (déjà chez Playlist Society) de disposer du recul nécessaire pour opérer une synthèse pertinente du travail d’Araki.
On tique un peu sur le titre – un peu trop dans l’air du temps, peut-être – de cet essai, mais, heureusement, il n’y a guère qu’un chapitre qui pourra faire polémique : en quelques pages intitulés « la performance du genre », Demangeot sacrifie assez inutilement aux injonctions de la théorie du genre et prétend – plutôt arbitrairement – qu’Araki serait aligné sur la « philosophie » discutable de Judith Butler. C’est, à notre humble avis, limiter le travail artistique remarquable d’Araki, qui plus est empli d’un pathos sincère et puissant vis à vis des victimes de la haine dirigée contre les homosexuels, transsexuels, etc., que d’en faire le porte-parole d’un courant de pensée actuel largement contre-productif par rapport à la défense nécessaire de communautés toujours fragiles.
Mais ne soyons pas polémiques, l’intérêt de l’essai de Demangeot est clairement ailleurs, en particulier dans la description très bien conduite de la trajectoire d’un cinéaste : en commençant son travail par des films littéralement « punks », traduisant son horreur devant la situation créée aux USA par l’épidémie du SIDA, l’indifférence des politiques et la haine des croyants de tout poil, et en évoluant rapidement vers une intégration jubilatoire des clichés de la télévision et du cinéma populaire – en particulier des codes du cinéma Z d’horreur et de SF -, mais aussi d’une esthétique colorée et flashy, Araki peut être vu comme un véritable visionnaire. Il a créé, quasiment seul, une esthétique post-moderne à la fois gaie et désespérée, chatoyante et morbide, superficielle et pourtant pleine de sens, qui est aujourd’hui raccord avec les codes esthétiques de notre société déjantée. On pourra regretter le fait que ses images nourrissent aujourd’hui tout un pan de la publicité, en particulier de la mode et des produits de luxe (et également que, punk un jour, il ait depuis réalisé des clips pour des grandes marques…), mais c’est aussi une preuve de la force de sa vision cinématographique.
L’abandon progressif dans son cinéma des excès de ses débuts a néanmoins permis à Araki de gagner une visibilité plus « universelle » avec des films de très haut niveau, et d’acquérir d’ores et déjà sa place dans le cœur des cinéphiles. Cet essai, qui est une analyse riche et fouillée, remplie de références complémentaires (certaines pages comportent plus de notes de bas de page que de texte, ce qui est un signe !), est donc, espérons-le, non pas un bilan définitif, mais bel et bien un point à date sur la trajectoire passionnante d’un cinéaste dont on attend avec impatience le prochain film.