"Pleine Lune" de Stanislas Moussé : à la fois délirant et étrangement accueillant…
Le Tripode n’est pas un éditeur de Bandes Dessinées. Le fait qu’ils aient choisi de publier le travail de Stanislas Moussé n’est pas anodin : on n’est pas pleinement ici dans le domaine de la BD « traditionnelle », on a le sentiment en s’immergeant dans le monde magique, superbe et terrifiant à la fois de Pleine Lune de tenter une nouvelle expérience littéraire. Non pas que l’approche de Moussé soit totalement inédite, car les récits complexes sans paroles où le lecteur doit trouver sa voie par la seule grâce du dessin existent depuis longtemps (depuis toujours, en fait). Mais la précision maniaque, obsessionnelle sans doute, du graphisme tranche franchement avec ce qu’on connaît, et ce d’autant qu’il s’agit, paradoxalement, de raconter ici une sorte d’aventure d’heroic fantasy où des brigands volent des trésors avant d’être pourchassés par l’armée royale, et de se trouver finalement face à une menace bien plus grave que celle de la soldatesque : des monstres inimaginables (Lovecraft es-tu là ?) auxquels il est impossible d’échapper.
Moussé, qui nous est présenté comme « apprenti-historien, ancien libraire, dessinateur autodidacte, gardien de vaches de combat suisses », n’en n’est pas à son coup d’essai, puisqu’on l’a découvert avec la trilogie de Longue Vie. Et il est permis de craindre que, l’effet de surprise passé, la plaisanterie fasse long feu. Si ce n’est pas le cas, c’est parce que Pleine Lune, même si l’on a régulièrement du mal à le déchiffrer (on a lu parfois que lire un Moussé, c’est comparable à se plonger dans un Où est Charlie ?…), est un beau et sauvage récit plein de poursuites, de violence sanglante, de terreur, avec des héros singuliers (et pas seulement parce qu’ils n’ont qu’un œil) : un colosse que nul ne peut stopper, son sidekick malin, une jeune femme qui ne s’en laisse pas compter quand elle affronte des barbares ou des monstres. Et il y encore un lapin qui fait aussi peur, sinon plus, que les créatures mythologiques habitant le ciel ou la lune, ou celles, plus terrestres mais tout aussi terrifiantes, qui vivent dans les creux des arbres d’une forêt interminable dans laquelle tout le monde de perd.
Tout cela réussit à être en même temps lourdement délirant – et on peut peut-être regretter le final totalement psychédélique qui perd le lecteur aux confins de la raison (même si c’est cohérent avec le « genre » dont est imprégné Pleine Lune), et accueillant : le lecteur doit entrer dans le détail de chaque dessin, et finit par se sentir « chez lui » dans ce labyrinthe où la structure de ce monde imaginaire – une structure qui paraît se déployer à l’infini – a acquis une sorte de précieuse solidité.
Pleine lune est donc un livre de malade grave (Moussé, perdu dans sa montagne suisse) qui n’est pas réservé aux malades graves : il pourrait même aider son lecteur à s’accrocher à sa raison, en passant des heures de sérénité à parcourir chaque buisson superbement symétrique, en oubliant complètement qu’à côté de lui, on s’étripe, on s’égorge, on se massacre, dans un drôle de bain de sang, finalement réduit à une simple anecdote par la beauté des images.