"Pauvres créatures" de Yorgos Lanthimos : l’émancipation de la fille de Frankenstein
Même s’il a été rapidement reconnu dans les festivals comme un « auteur » notable avec ses The Lobster et Mise à mort du cerf sacré, Yorgos Lanthimos ne faisait pas consensus : nombreux étaient les cinéphiles – et nous en faisions partie, reconnaissons-le – qui lui reprochaient sa prétention surplombante quand il faisait dans ses films le procès d’une humanité jugée déficiente, ainsi que la lourdeur de son style, décoratif et pompier. The Favourite montrait déjà une évolution « positive » de son cinéma, largement grâce au talent de ses trois actrices, qui emportaient, en dépit de tout le reste, notre adhésion. Mais nous n’aurions jamais pensé sortir d’une projection d’un film de Lanthimos aussi ravis, après plus de deux heures passées dans une salle où tout le monde tour à tour riait et frémissait d’horreur. Non pas (on n’en pas encore là, il reste du travail à faire…) que Pauvres créatures soit un film « au premier degré », mais c’est en tout cas un film généreux, soit une qualité qu’on n’aurait pas pensé associer un jour à son auteur.
Mais qu’est-ce que nous raconte Pauvres Créatures (Poor Things, à l’origine, ce qui revête un caractère à la fois plus ironique – les personnages étant assimilées à des « choses » et plus tendre…) ? Eh bien, il s’agit tout simplement du récit d’émancipation de Bella, créature fabriquée par un gentil mais inquiétant savant fou, le Docteur Godwin (auquel le surnom de « God », c’est à dire « Dieu », va comme un gant) à partir du cadavre d’une femme enceinte qui s’est suicidée en se jetant d’un pont. Lassée d’être enfermée – « pour son bien », évidemment -, Bella part parcourir le vaste monde à la découverte de son « humanité » : d’abord le plaisir sexuel, dont la révélation a littéralement éveillé son intérêt pour la vie et pour le monde, et puis la connaissance et la compréhension de ce qui l’entoure, et des êtres humains surtout – par les livres d’abord, puis par l’expérience, fut-elle extrême, douloureuse et honteuse. La méthode appliquée par Lanthimos est celle du conte philosophique quasi-voltairien, Bella étant une déclinaison féminine du Candide qui s’émerveille devant les choses les plus triviales comme les plus affreuses de la société, ce qui nous offre un regard « frais » sur des choses, des comportements que nous tenons pour acquis.
Pour le format du film, il est évidemment – car Lanthimos n’a pas changé sur ce plan-là – celui de la fantaisie provocatrice, du mélange hystérique des genres, et en particulier d’une forme « historique » du cinéma des origines (le noir et blanc, le goût du burlesque) avec un hyper-formalisme quasi publicitaire très fin du XXème siècle (du côté de Jeunet, qui n’est pas ce que nous préférons, avec couleurs criardes, personnages caricaturaux; effets spéciaux basiques, etc.). Ces jeux formels sont a priori discutables – on sait qu’ils ont donné de très mauvais films par le passé, même si le public s’est souvent laissé séduire -, mais voilà qu’ils sont littéralement transcendés dans Pauvres Créatures, par deux choses qui transforment fondamentalement le cinéma de Lanthimos.
D’abord, le « sujet » du film : il ne s’agit plus cette fois, comme c’était largement le cas dans les films précédents de Lanthimos, de flinguer dans une méchante caricature l’humanité dans son ensemble. Non, Pauvres Créatures est un film profondément féministe (les machistes de tout poil le détesteront, et c’est tant mieux !), qui liste systématiquement la manière dont les sociétés humaines ont asservi et avili la femme, avant de célébrer sa libération, incarnée par la prodigieuse énergie du personnage de Bella. Ici, les pauvres mâles sont ridiculisés, frappés à leur tour, transformés en pantins pleurnichards ou équipés d’un cerveau primitif d’animal, seul moyen pour les faire se tenir tranquille et renoncer à la violence qui est leur unique mode d’expression universel. L’extraordinaire énergie positive déployée par Bella permet une incarnation « non idéologique » du féminisme (rien de « woke », ni de « bien-pendant » donc dans un film qui – attention aux contradictions du point de vue de certains – ne condamne par exemple aucunement la prostitution !), et surtout de transcender le discours politique.
Ensuite, et c’est sans doute le plus important, Pauvres Créatures est aussi « le projet d’Emma Stone » : productrice du film, elle offre à Lanthimos une interprétation exceptionnelle, INCARNANT comme jamais sans doute à l’écran un « monstre de Frankenstein » dont il est impossible – que l’on soit homme ou femme – de ne pas tomber immédiatement amoureux. Qu’elle n’ait pas été consacrée comme meilleure actrice au Festival de Venise, où le film a reçu le Lion d’Or, est une aberration inqualifiable, car ce qu’elle nous offre dans ce film est quasiment de l’ordre du surnaturel. Et permet ainsi à Lanthimos de dépasser les limites de sa propre vision de cinéaste.
Oui, ça s’appelle un pur miracle de cinéma !