"Aba Gama" de KIM : destruction des frontières !
Si l’on relaie régulièrement dans ces pages les dernières nouvelles du travail de KIM (Kim Giani), l’un des artistes les plus singuliers de la scène alternative parisienne, il nous faut bien admettre avoir du mal à le suivre à travers toutes ses aventures musicales : à 46 ans seulement, KIM en est à son cinquantième album sous son propre nom (ou plutôt son prénom…), mais il nous explique que, si l’on comptabilise les disques publiés sous d’autres noms (Jean-Pierre Fromage, avec son groupe Les Clopes, et bien d’autres pseudonymes), il s’agit du… quatre-vingt-quatrième ! Si l’on ajoute ses activités de musicien accompagnateur d’autres artistes, de dessinateur, de producteur, d’éducateur, il est facile d’en avoir le tournis !
Et le tournis, c’est ce que nous annonce la pochette de Aba Gama (rassurez-vous, ça ne veut rien dire… mais ça sonne bien !), le nouvel album de KIM, un double, qui plus est, constitué de 28 titres (d’une durée oscillant entre 18 secondes et 7 minutes pour le titre éponyme) : une heure et douze minutes de musique aussi inclassable que souvent délirante, nouveau témoignage de la vitalité (un peu épuisante, parfois) d’un artiste qui ne se refuse rien, et qui ose tout.
KIM écrivait pour expliquer sa démarche sur Aba Gama, sur l’une de ses nombreuses pages Facebook : « Ce qui compte (…) pour moi (…), c’est de proposer quelque chose qui soit au plus près de ce que j’ai envie de faire au moment où j’ai envie de le faire. Ça n’a pas été sans embûches depuis 1994, car l’industrie de la pop est totalement focus sur la lumière, l’exposition, les suffrages et la popularité. Il se trouve que chanter des mélodies entêtantes est une des choses que j’aime tenter en musique. (…) Tout ceci inclut de continuer à apprendre de nouveaux instruments, de nouvelles techniques de production, de ne pas se laisser distraire par les modes, tout en se tricotant un dress code moderne afin de passer les frontières musicales. Frontières qui n’existent pas, et qui ne sont que des enclos mirages sur lesquels je me plais à dessiner des cochonneries… »
Aba Gama commence par une intro programmatique (T’imagines pas comment ça c’est ton truc) au slogan pertinent, mais l’approche rock et les chœurs vaguement irritants ne rendent probablement pas service au reste de l’album, beaucoup plus riche et complexe que ce titre le laisse imaginer. On réalise rapidement que tous les titres sont enchaînés sans répit, ce qui ne fonctionne malheureusement pas sur les plateformes de streaming, qui programment obligatoirement un blanc entre les chansons, mais explicite la démarche de KIM : quelque chose entre réaliser une version contemporaine du Double Blanc des Beatles (avec au moins quatre personnalités du schizo KIM en lieu et place des Fab Fours) et un discours du type « si un genre de musique ne te plaît pas, pas de souci, ça ne dure que deux minutes en moyenne, et on passe à autre chose de radicalement différent ! ».
Aba Gama enchaîne donc, sans répit, du rockabilly, de l’électro, du rock psyché, de la pop, de la musique expérimentale, de la variété populaire, et une dizaine d’autres styles. Il y a finalement quelque chose chez KIM qui n’est pas si loin de ce que font des gens comme King Gizzard and the Lizard Wizzard, mais concentré en un seul album ! Plus original néanmoins, le disque est chanté en sept langues différentes. KIM : « Depuis le début, la destruction des barrières stylistiques m’anime. A force de mélanges j’ai souhaité aller plus loin en mélangeant des langues… Les attentats et le racisme montant m’ont scandalisé et j’ai souhaité chanter dans un maximum de langues. Depuis quelques années, je suis convaincu que le métissage musical extrême est une clef, par le biais de la langue vivante universelle qu’est la musique, pour accéder au vivre ensemble le plus harmonieux possible. Vous entrez dans une voiture, le conducteur écoute sa musique. Vous êtes mélomane, connaisseur des musiques du monde, aficionado des langues, vous pouvez parler avec le conducteur car vous le connaissez avant qu’il ne vous connaisse. Vous pouvez vous en faire un ami immédiatement. Si le métissage s’entend dans Aba Gama c’est aussi parce que je suis convaincu qu’il est essentiel à l’humain. Je suis d’origine italienne, la première vague d’immigrés en France. J’ai une haine absolue de la xénophobie. La musique est la plus belle langue qui soit. Passé un certain âge, lorsqu’on est musicien, je crois que la question du voyage par la musique et ses passeports est une étape inévitable. C’est mon ami Youssef Abado qui m’a initié, et aussi des idoles que j’ai comme Manset, Ravel, Texier, Tom Waits, ou tous ces musiciens qui métissent leurs musiques au maximum. »
L’humour est comme souvent chez KIM, omniprésent, même s’il n’est jamais une excuse pour faire n’importe quoi musicalement. Un bel exemple en est Plastro (j’aime ça, faire du placo), sorte de morceau post-punk hystérique aux paroles absurdes (KIM : « J’ai horreur de faire du placo plâtre, mais ça sonne comme phrase. Contrairement aux apparences cette chanson est chantée en québécois ! »).
Et comme KIM ne perd jamais ses fondamentaux pop, qu’il y ait un concept fort derrière Aba Gama n’empêche pas qu’il soit rempli de mélodies convaincantes, voire accrocheuses. Dès la première écoute, on repère la plus belle mélodie, celle de l’enchanteur titre new wave Valérie, composé par KIM en l’honneur de son épouse. Mais des titres comme Lonely (presque du classic rock des années 70), Ein Apfel Fält (électro barrée !), Gavanafolz anta loupo (électro pop ludique, pas si loin de ce que font Metronomy), Lola can tease you (british new wave millésimée 80 ‘s), et bien d’autres vous resteront rapidement en mémoire.
Enregistré sans beaucoup de prises, Aba Gama oscille entre une expérience relativement lo fi et un soin quasi maniaque apporté aux textures musicales (KIM : « Trop de production tue l’émotion, que la musique doit comporter le plus possible d’accidents et d’imperfections car nous ne décidons de rien. »), Aba Gama présente malgré son hétérogénéité radicale une cohérence sonore que son auteur explique ainsi : « J’ai fait en sorte que la caisse claire ait le même son, quasiment, durant tout le disque, que ce soit en batterie acoustique ou en boîte à rythmes. C’est un vieux truc que j’ai entendu en mix french touch. Une caisse claire en fil conducteur permet de fixer un album… ».
Et même si Aba Gama désoriente à la première écoute, il devient extrêmement addictif au fil du temps. Et devrait permettre à KIM d’élargir son public, et son influence. A condition bien sûr que le disque soit écouté.
De toute manière, nous dit KIM, « la suite arrive bientôt ». Car pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?