"All Quiet On The Eastern Esplanade" de The Libertines : les bénéfices de l’âge…
Attention, préparez vos insultes, et même tout ce que vous pouvez lancer, virtuellement, à la tête de ce chroniqueur : celui qui écrit ces lignes n’aime pas beaucoup The Libertines. N’a jamais été particulièrement séduit par The Libertines, une fois passée l’excitation générée par leur apparition au milieu d’une scène rock britannique qui attendait ses « sauveurs ». Et ce n’est pas le récit épique (dans les tabloids britanniques…) mais fastidieux des éternels conflits entre Pete Doherty et Carl Barât, suivi par longue descente en vrille de Doherty dans une posture romantique de poète déglingué, qui les a rendus plus sympathiques, au contraire : la musique n’avait guère besoin d’un autre héros mort à 27 ans, et, contrairement à ce que les très jeunes gens continuent à penser, les gagnants sont les survivants (Hein, Keith ? Hein, Iggy ? Hein, Nick ?).
Ce quatrième album, surgissant après neuf ans de silence, ne suscitait guère d’espoirs, en dépit de la bonne forme physique d’un Doherty rassurant depuis son aventure musicale réussie avec Frédéric Lo. Leur récente prestation scénique au Festival des Inrocks s’étaient avérée correcte, sérieuse presque, pas particulièrement excitante : une fois disparue la tension entre les membres du groupe et leur attrait pour le chaos, restait-il quelque chose d’original chez les Libertines ?
Mais il y avait ce joli single, Oh Shit, qui ne manquait pas d’allure, et surprenait son monde. Une chanson juste déjantée comme on aime, pour admirer l’amour quand il ne se préoccupe que de l’immédiat plaisir d’être en vie. « Tank top, boots, no money / Living on the stubs / What’s it even matter / You’re just young and in love / Oh shit, oh shit / … / Just enough to get us by » (Débardeur, bottes, pas d’argent / Vivre de mégots / Qu’importe / Tu es juste jeune et amoureux / Oh merde, oh merde / … / Juste assez pour nous en sortir). Une indéniable nostalgie – mais joyeuse, la nostalgie – de la part de rockers plus si jeunes maintenant que la quarantaine est bien passée, et qui se sentent ravis devant le spectacle de la jeunesse. Soit une piste réellement intéressante pour un album qui, en effet, s’avère respirer – pour la première fois sans doute – une belle maturité.
Il y a bien sûr ce jeu de mot un peu pourri du titre, qu’on ignorera, parce qu’il essaie de nous faire croire que l’album est une plaisanterie (la première Guerre Mondiale réduite au joyeux foutoir de la vraie et belle Angleterre des rues bariolées, loin du Brexit des vieux cons), alors qu’il est tout sauf ça : il est même très sérieux, et aussi presque toujours très beau. Il suffit d’écouter par exemple le Shiver que nous balance Doherty : une chanson formidable, bouleversante même pour être honnête. Et franchement politique, écrite dans la foulée de la disparition de Lizzy, dans un moment particulièrement opportun pour s’interroger sur ce qui reste de la fière Albion : « They all queued up to see / The old girl’s gone away / As the tattered standard hits the ground / Another coronation day » (Ils ont tous fait la queue pour voir / La vieille fille qui est partie / Alors que l’étendard en lambeaux touche le sol / Un autre jour de couronnement).
Tout n’est évidemment ici pas du niveau de Shiver, à commencer par le premier single et ouverture de l’album, le très basique Run Run Run, le genre de morceaux que Barât compose sans doute à la douzaine, sans se forcer. Et puis la citation du Lac des Cygnes sur Night of the Hunter est plus gênante qu’autre chose. A l’inverse, l’album contient de bien belles chansons qui reflètent une « conscience politique » comme I Have a Friend, avec ce que l’on peut comprendre comme un hommage à l’Ukraine inséré dans une vision apocalyptique de notre futur : « It’s hard to theorize when you are being brutalized / And the tears, like the bombs, they fall without warning / Follow the tracks in the mud down to where the sea is black with blood » (C’est difficile de théoriser quand on est brutalisé / Et les larmes, comme les bombes, elles tombent sans prévenir / Suivez les traces dans la boue jusqu’à là où la mer est noire de sang). Ou comme un Merry Old England qui fait mal quand il confronte les espoirs des immigrés illégaux avec la réalité d’une Grande-Bretagne bien décrépite (« Did they give you everything that you dreamed of? / A B&B and vouchers for three square / Is it еverything that you dreamed of? / … / Oh, how you finding merry old England? » – Vous ont-ils donné tout ce dont vous rêviez ? / Un Bed &Breakfast et des coupons pour trois carrés / Est-ce tout ce dont vous rêviez ? / … / Oh, comment trouvez-vous la joyeuse vieille Angleterre ?).
Selon ses titres, All Quiet On The Eastern Esplanade oscillera ainsi gentiment entre une brit pop mélodiquement inspirée (on n’est pas si loin de Blur, quelques fois, comme sur le joli Man With A Melody), de rares éruptions garage qui sonnent surtout comme un rappel de ce que le groupe a été (Be Young, avec néanmoins une jolie parenthèse reggae), et de ces fragiles moments d’émotion que Doherty sait si bien faire naître (comme sur le jazzy et touchant Baron’s Claw). Mais l’ambiance générale est finalement assez cohérente : l’album dégage un indéniable romantisme qui devrait séduire les plus endurcis, ou les plus réservés par rapport à la saga Libertines…
L’album se referme sur le très beau Songs They Never Play on the Radio (hommage-citation à Nico) résume bien le dilemme des Libertines : leur indéniable talent leur permet de poursuivre sans honte, et non sans panache, l’histoire du Rock anglais, en exploitant le riche héritage des Kinks (une inspiration qui en vaut bien d’autres !), mais ils ont du mal à ne pas jouer un peu aux cancres turbulents qu’ils ne sont plus depuis longtemps, dont on entend les échos dans une longue conclusion assez inutile…
Pour finir, une théorie, un pari : cet album ravira ceux qui n’ont jamais aimé The Libertines, et désespérera ceux qui les portaient aux nues à leurs débuts. Et c’est sans doute très bien ainsi.