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Le journal de Pok
19 novembre 2023

Poussières d'étoile : "Baal" de David Bowie (1982)

Baal Couverture

Même si en 1982, la fameuse période berlinoise de Bowie était officiellement terminée, même vivant en Suisse pour de sordides raisons fiscales, il n’en avait pas tout-à-fait fini avec l’Allemagne : frustré par le naufrage de sa dernière tentative (en 1978) de devenir un acteur « sérieux » – Just a Gigolo de David Hemmings s’était avéré un navet risible -, il s’engage dans un projet beaucoup plus singulier. Il s’agit de chanter les chansons et de jouer le rôle titre dans l’adaptation par Alan Clarke (aujourd’hui reconnu pour la qualité de son œuvre télévisuelle, avec des films que Elephant ou Scum), pour la BBC, de Baal, la première pièce de Berthold Brecht, écrite en 1918 alors qu’il était encore étudiant. On sait que l’intérêt de Bowie pour l’œuvre de Brecht date de très longtemps, de sa participation à la troupe de mime de Lindsay Kemp, lui-même admirateur du dramaturge allemand. On sait aussi qu’il se passionna et se renseigna sur Brecht durant son séjour à Berlin avec Iggy Pop, et on se souvient qu’en 1978, il repris la célèbre chanson de Brecht et Kurt Weil, Alabama Song, et en livra une version très correcte, même si elle ne ferait jamais oublier celle de Jim Morrison avec les Doors.

Le personnage de Baal interprété par Bowie est bien loin de son image habituelle : poète idéaliste rejetant les conventions sociales, il est surtout un être dégénéré à la vie dissolue, répugnant aussi bien physiquement que moralement, qui sera finalement puni pour sa cruauté (il aura tué son meilleur ami et abandonné la femme qui l’aime, la poussant au suicide). N’ayant jamais vu le téléfilm, il nous est impossible de juger de la qualité de l’interprétation de Bowie, mais au niveau musical, les cinq chansons figurant sur cet EP sont tout simplement fantastiques.

La musique est signée par Dominic Muldowney (à l’exception de The Drowning Girl, qui est de Kurt Weil) : Muldowney, compositeur britannique de musique classique, a raconté qu’il avait trouvé quelques fragments de mélodies écrites par Brecht dans un recueil de poésie, et que Bowie lui-même, qui avait été pressenti pour jouer le rôle de Baal afin de bénéficier de sa célébrité comme outil de promotion du téléfilm, avait suggéré de les utiliser, de leur donner de l’amplitude pour construire les chansons qui seraient utilisées ensuite. Ce qu’il a fait… L’enregistrement a été réalisé à Berlin, au Hansa Studio (By The Wall), c’est-à-dire le même studio que pour « Heroes », avec Tony Visconti à la production. L’orchestre n’était constitué que de douze musiciens, tous assez âgés pour avoir vécu l’époque précédent la seconde guerre mondiale, et capables de conférer le juste « esprit allemand » à la musique : la postérité n’a pas retenu leurs noms… Officiellement, Bowie joue de la guitare et Visconti de la basse, mais il faut plutôt retenir le travail de production génial effectué par Visconti pour conférer à tout ça une dimension épique indéniable. Muldowney raconte aussi que ce serait Bowie qui finança de sa poche l’enregistrement, sans implication de sa maison de disques, RCA, qu’il détestait : son plan était d’offrir Baal comme dernière création pour honorer le contrat qu’il avait avec RCA…

Baal’s Hymn, la première et plus longue chanson, est une merveille, qui permet à Bowie de nous offrir l’une de ses plus belles performances vocales, dans la lignée – mais en beaucoup mieux – de son interprétation du My Death de Brel, ou, en remontant encore plus loin, des premières chansons « théâtrales » de ses débuts (London Boys…). Cette longue promenade à travers la vie d’excès et de provocations menée par Baal, en dépit de paroles terriblement noires, touche régulièrement au sublime durant ses quatre minutes, qui méritent de figurer parmi les dix moments les plus forts de la discographie de Bowie, ni plus ni moins. Remembering Marie A. est presque aussi belle, juste moins dramatique : d’un romantisme tragique et débordant, il s’agit d’une chanson qui peut facilement bouleverser, pour peu qu’on soit sensible aux cordes classiques.

Ballad of The Adventurers retrouve la tonalité théâtrale de Baal’s Hymn, en plus agressif (Baal y chante la mort de sa mère !), un ton en dessous néanmoins. The Drowned Girl – sur le suicide de l’une des conquêtes du poète – est sans doute la chanson que Bowie préférait sur le EP, car elle fut assortie d’un vidéo clip et figura sur plusieurs compilation. Le final très court – moins d’une minute – de The Dirty Song, est néanmoins très efficace, dans une belle atmosphère de cirque baroque qui fait regretter que tout s’arrête aussi vite.

Baal solda donc le contrat de Bowie avec RCA, et, comme prévu, ne fut pas un succès commercial. Peu importe ! Quarante ans plus tard, cet EP sonne toujours aussi bien, et s’avère parfaitement intemporel et indémodable, en dépit de son enracinement très clair dans l’Allemagne de l’entre deux guerres.

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