"The Fantasy Life of Poetry & Crime" de Peter Doherty et Frédéric Lo : La Vie est Belle et Violente
« In the estuary / There's a clue to find / In the fantasy life of poetry and crime / Haute-Normandy and Seine-Maritime / In the fantasy life of poetry and crime » (Dans l'estuaire / Il y a un indice à trouver / Dans une vie fantasmée de poésie et de crime / Haute-Normandie et Seine-Maritime / Dans une vie fantasmée de poésie et de crime…)
Il y a plusieurs excellentes raisons d’aimer "The Fantasy Life of Poetry & Crime" de Peter Doherty et Frédéric Lo, que nous avions eu le plaisir de voir partiellement interprété en live il y a quelques semaines, au-delà de l’évidence, dès la première écoute, qu’il s’agit là d’une des grands albums qui vont marquer 2022. La première est sans nul doute que beaucoup d’entre nous étaient fatigués des frasques de Peter Doherty, qui avait emprunté semble-t-il pour toujours le chemin à l’issue tragique indiqué par un Johnny Thunders : le retrouver en paisible (gentleman farmer ?) anglais à Etretat, sur les terres du plus grands héros de la littérature française, auquel le titre de l’album fait inévitablement référence est un véritable bonheur, et son chant hasardeux, toujours largement enfantin, souvent formidablement touchant, apporte une lumière inattendue, mais aussi un trouble bienveillant au projet.
Le coup de génie de l’album est en effet de conjuguer, avec un bon goût qui ne sera jamais trahi le long de 12 chansons parfaites, une tentation romantique finalement très française (les amoureux du grand Arsène y retrouvera ça et là l’ombre des déchaînements de passion chers à Maurice Leblanc !) avec ce format de pop song de 3 minutes que les Britanniques ont toujours porté aux sommets de l’excellence ("Keeping Me on File", irrésistible !). Lyrique sans emphase inutile, précieux sans tomber dans le maniérisme, mélodique sans simplisme, "The Fantasy Life of Poetry & Crime" est un classique immédiat de la pop, mais aussi un parfait disque de chevet. Les « Few are, few are… Epi, epi, epi » que lâche Doherty sur la merveilleuse "The Epidemiologist" nous vont droit à l’âme, nous mettent les larmes aux yeux : « Heads that are shrunken still can be clever / Ships that are sunken still can hold treasure » (Les têtes réduites peuvent toujours être intelligentes / Les navires coulés peuvent toujours contenir des trésors). Oui, alors que les violons nous emportent vers les cieux, « Dashiell Hammett, Emile Ajar, Peter Lorre and Humphrey Bogart, Jean Seberg, Daniel Darc » peuvent être heureux, Peter Doherty chante et reprend leur héritage avec une grâce inespérée.
On sait combien l’exil peut faire ressortir le meilleur des artistes, et il semble que Doherty, dont les textes sont sans doute ici parmi les meilleurs qu’il ait jamais écrit, s’il a réellement triomphé de ses démons, soit à l’aube d’une seconde carrière qui fasse de lui l’artiste majeur qu’on a toujours soupçonné derrière ses frasques d’adolescent attardé. Au-delà du talent manifesté par l’incontournable Frédéric Lo sur cet album, remercions-le pour ce cadeau qui n’a pas de prix, lui qui était déjà responsable de la miraculeuse résurrection de Daniel Darc avec son "Crèvecœur".
Et si la phrase qui résumait mieux le projet de cet album, c’était ce « I sing the sweetest saddest song / To cloud all of my wrongs » (Je chante la chanson la plus douce et la plus triste / Pour masquer tous mes torts) de "Yes I Wear a Mask" ? Car cette alternance d’ombre et de lumière, de demi-vérités et de demi-mensonges, de légende et de banalité, de lyrisme et de trivialité, de « grande musique » et de « petites chansons », n’est-ce pas au final un jeu aussi amusant que troublant : tantôt masqué, tantôt le visage à découvert, tantôt Raoul d'Andrésy, tantôt Arsène Lupin, Doherty nous livre ici la plus belle des confessions possibles, celle d’un artiste froissé, d’un enfant brisé de ce siècle dévasté.
« La Vie est Belle et Violente » ("The Monster")