"Broken Equipment" de BODEGA : être un artiste à New York
« New York was founded by corporation / By freelance workers and merchants / Liquidated by the whole English war fleet / Then the Dutch canal we call Broad street / Was drained of its water and filled up with concrete / The wolves of Wall built the tallest canal » (New York a été fondée par une société / Par des travailleurs indépendants et des marchands / Liquidée par toute la flotte de guerre anglaise / Puis le canal hollandais que nous appelons Broad street / A été vidé de son eau et rempli de béton / Les loups de Wall ont construit le canal le plus élevé…) : peu de groupes new yorkais en ce moment aiment autant leur ville, en parler, la chanter, la raconter que BODEGA, le groupe proto-punk incendiaire de Brooklyn qui nous a ravi fin 2018 avec son premier disque, "Endless Scroll"… Et près de quatre ans après (!), leur second album studio, "Broken Equipment" continue à décliner sous toute les formes leur amour pour leur ville, mâtiné de satire sociale dans la description des mœurs new-yorkaises, mais aussi nourri d’une intense préoccupation quant à l’impact de la technologie sur nos vies.
« This city’s made for the doers / The movers, shakers, not connoisseurs / This city’s made for the doers / The movers, shakers, health food reviewers » (Cette ville est faite pour ceux qui agissent / ceux qui bougent, ceux qui agitent, pas pour les connaisseurs / Cette ville est faite pour ceux qui agissent / ceux qui bougent, ceux qui agitent, pour les influenceurs en alimentation saine) : "DOERS" nous raconte ainsi combien la vie peut être difficile pour des artistes au sein d’une ville qui n’arrête jamais de PRODUIRE.
A l’autre extrémité du spectre de ses préoccupations, et en devenant beaucoup plus sérieux, BODEGA est aussi capable de se poser de véritables dilemmes existentiels, comme sur le brillant et punky "Statuette on the Console", qui existe d’ailleurs en 9 langues différentes (dont le français et… le russe !) sur un EP qui lui est dédié (« I never was a therapist / But I've listened to strange realities / And I tried to make sense of it / Its value nеver ceded » - Je n'ai jamais été thérapeute / Mais j'ai entendu des étranges histoires / Et j'ai essayé de leur donner un sens / Leur valeur n'a jamais été abandonnée).
Ailleurs, Ben Nozzie – par ailleurs réalisateur remarqué pour son film "PVT CHAT" - et Nikki Belfiglio s’interrogent sur l’usage des algorithmes pour cibler les consommateurs, sur la gentrification des médias US, et vont même pour la première fois se parler d’amour sur un "Pillar on the Bridge of You" qui tente de transcender les lieux communs du discours amoureux (« I wanna be a pillar in thе bridge of you / Talking waves slap against me… » - Je veux être un pilier de ton pont / Avec des vagues bavardes qui viennent me frapper…).
Musicalement, ce second album révèle logiquement une plus grande maturité, qui décevra sans doute les éternels amoureux de la sauvagerie des débuts, mais voit BODEGA poursuivre obstinément sa route, mêlant chant hip hop et sonorités arty (par exemple sur "Thrown", sur "DOERS" ou sur l’irrésistible et très urbain "C.I.R.P.", avec son « This is McNulty calling! »), pop bien barrée ("Territorial Call of the Female"), et explosions punk traditionnelles ("How Can I Help Ya ?" qui aurait pu être composé en 1977…). On remarquera néanmoins que plus l’album avance, plus BODEGA revient vers la tradition indie rock de Brooklyn : entre Pavement et ¨Parquet Courts, des chansons comme "Pillar on the Bridge of You", "All Past Lovers", "Seneca The Stoic" ou la très belle conclusion de "After Jane" perpétuent impeccablement la légende du rock new-yorkais.
Et c’est très bien comme ça, car "Broken Equipment", en dépit de cette sculpture conceptuelle, commanditée spécialement pour la pochette, qui pointe un doigt accusateur (vers les réseaux sociaux ? vers leurs utilisateurs ? C’est ce que nous disent BODEGA…), est avant tout un disque de pure joie.