"Extreme Witchcraft" de eels : drôle de drame...
On s’était régalés en octobre 2020 avec les chansons déglinguées, tantôt ingénues, tantôt vénéneuses de "Earth to Dora", le précédent album de eels, mais on avait regretté l’absence de ces morceaux bien rock, bien bruyants, et même bien sales que Mark Oliver Everett sait régulièrement nous offrir. Bonne nouvelle : pour la production de son quatorzième album, "Extreme Witchcraft", E a fait appel à nouveau au gentleman sorcier, et lui aussi occasionnellement extrême en dépit de sa légendaire politesse, John Parish : de quoi attendre un retour de eels à une orchestration plus brute, plus rock, que l’on pouvait envisager comme pas si éloigné de l’esprit du "Souljacker" de 2001, déjà produit par Parish…
De plus, sachant que les états d’âme de Mark Everett sont désormais parfaitement alignés avec ceux de la vaste majorité d’entre nous, sous le joug de la pandémie, il était vain d’espérer désormais une révolution dans l’Art perturbé de eels, ou même un nouveau chef d’œuvre au niveau des réussites des années 90 : une simple collection de belles chansons nous allait bien, avec la même lucidité que d’habitude, mais avec juste, si possible, moins de noirceur. Et l’intro de la parfaite "Amateur Hour" semble répondre à tous nos désirs : « It was a near perfect morning / The sun was shining / Birds making beautiful sounds / When all of the sudden it finally hit me / The truth came crashing down /… / Baby you’re an amateur / You gotta go pro someday ! » (C’était une matinée presque parfaite / Le soleil brillait / Les oiseaux faisaient de beaux sons / Quand tout d’un coup ça m’a finalement frappé / La vérité m’est tombée dessus /… / Bébé tu es un amateur / Tu dois devenir pro un jour !) : sur une mélodie et un rythme enlevés, voilà que E reconnaît que la vie peut lui sourire, et qu’il n’est après tout qu’un petit artiste loin de la perfection à laquelle il aspirait… ce qui nous donne évidemment envie de le serrer dans nos bras pour le réconforter, pour lui dire : « Non, Mark, rassure-toi, c’est exactement comme ça qu’on t’aime, en parfait amateur ! ».
Car bien sûr, le talent de Mr. John Parish, qu’il a déjà amplement démontré aux côtés de PJ Harvey, c’est de permettre aux musiciens avec qui il collabore de se dévoiler avec le plus d’honnêteté possible. Ce qui fait que "Extreme Witchcraft", de chanson en chanson, ne sera que ça, encore et toujours : un autoportrait de Mark Oliver Everett, plutôt dans un registre empreint de légèreté et de sobriété. Oublions le génie, oublions même le professionnalisme, laissons chanter l’homme !
Et la chanson suivante, "Good Night On Earth", un bon vieux rock’n’roll presque classique, confirme cette impression d’un album qui va secouer la poussière de la dépression (souvenons-nous que E sort d’un second divorce…) : le programme – inhabituel pour eels – consiste à prendre la vie sinon du bon côté, mais du moins avec plus de simplicité : « Once upon a time I was feeling fine / And you know that time is now / Nothin’ gonna wreck it » (Il était une fois où je me sentais bien / Eh bien, cette fois, c’est maintenant / Et rien ne va venir gâcher ça).
Mais, bien sûr, on en revient vite à ces moments où le sentiment de tranquillité frôle d’un peu trop près l’angoisse de la solitude ("Strawberries & Popcorn"), où la machine ralentit et lutte pour conserver assez d’énergie ("Steam Engine", presque séminal), et où la vie semble à nouveau bien acide (« Too much lemon / Not enough honey » – Trop de citron, pas assez de miel !)… L’important – n’est-ce pas ? – est d’éviter d’en faire un drame. Si le monde est glacé, eh bien tenons-nous chaud en attendant que le soleil revienne (« Where is the sunshine / Man it’s cold / I guess til then I’ll wear a sweater » : Où est le soleil ? / Mec il fait froid / Je suppose que jusque-là je devrai porter un pull – "Stumblin Bee"). Et la magie de l’amour ("The Magic", bien lourd comme on aime…) ? Eh bien la plupart du temps, elle ne se produit pas, mais ça n’a plus rien d’une surprise : « I bet it, you fled it / I guess I’m not for you / Protection, rejection / It’s really nothing new » (Je l’aurais parié, tu t’es sauvée / Je suppose que je n’étais pas pour toi / Protection, rejet / Vraiment rien de nouveau sous le soleil).
Le problème est que, par instants, l’album perd de sa belle énergie du départ, et, entre des sonorités plus électroniques ("Grandfather’s Clock Strikes Twelve") et des notes funky et jazzy ("So Anyway"), ralentit un peu… Il faut qu’on en revienne alors à la douleur, et au ressentiment, avec le règlement de compte de "What It Isn’t" et son explosion de colère, pour que eels retrouve ce qui constitue son éternel moteur, son électricité en permanence branchée sur la borne négative : « Tell me when you stopped trying / Tell me just when / That you decided to let life do you in / Now you’re complicit in your / Very own bad dream / If it is what it is / Then I’m gonna scream » (Dis-moi quand tu as arrêté d’essayer / Dis-moi juste quand / Tu as décidé de laisser la vie te baiser / Maintenant tu es complice de ton / propre mauvais rêve / Si c’est ce que c’est / Alors je vais hurler !).
Au final, nous ne sommes témoins ici, contrairement à ce que promettait le titre, d’aucune sorcellerie extrême, juste à une alternance de fausses promesses de sérénité et de coups de blues de plus en plus sévères.
Ce qui n’est pas une surprise, pas même une déception : "Extreme Witchcraft" est un autre bel album, humain dans ses irrégularités, vivant dans son combat éternellement recommencé contre la peur et la dépression : exactement l’album qui nous correspond en ce début 2022.