"L’Innocence" de Hirokazu Kore-eda : le monstre et le puzzle…
Une mère élevant seule son fils, Minato, après le décès de son mari est de plus en plus préoccupée par le comportement problématique de celui-ci, et soupçonne que la cause en soit le comportement abusif de l’un de ses professeurs, Hori. Elle prend donc les choses en main et va confronter l’administration du collège pour régler le problème, avec des conséquences désastreuses pour la carrière et la vie de Hori. Et puis, tout change : on revient en arrière dans le temps, au début de l’histoire, à un moment frappant de la petite ville provinciale où se déroule l’Innocent, quand un spectaculaire incendie se déclare dans un bâtiment abritant un « bar à hôtesses », et un nouveau point de vue, bien différent, va nous être offert sur cette même histoire…
A partir d’ici, cette critique va dévoiler des éléments qui gâcheront le plaisir de la découverte du film ! Vous êtes prévenus !
… Et Hirokazu Kore-eda, dans une démarche peu commune pour ce cinéaste qui est connu – et reconnu – pour privilégier de manière admirable l’émotion de l’instant vécu et la sensibilité de ses personnages par rapport à ses scénarios, va remettre le couvert une troisième fois, avec une dernière poignée de pièces de puzzle qui va nous être remise, nous offrant enfin la possibilité, quand le film se termine, de comprendre complètement ce qui s’est joué devant nos yeux, à nous qui n’avons longtemps pas su comprendre les enjeux de l’Innocence.
Il nous semble qu’on trouve dans la majorité des critiques de l’Innocence un contresens important quant à la démarche de Kore-eda : quasi tout le monde cite le chef d’œuvre de Kurosawa, Rashomon, comme le modèle formel de l’Innocence ! Ce n’est absolument pas le cas : quand Kurosawa nous montre dans son film la même histoire RACONTÉE par des personnages différents, avant de nous dévoiler « la vérité », il pointe la duplicité humaine, chacun cherchant dans sa « réécriture » des faits à se donner le beau rôle, à cacher ses faiblesses et ses erreurs ; ce que Kore-eda fait ici est totalement différent : il nous montre les mêmes scènes en les filmant et les montant de manière différente, ce qui nous pousse à une interprétation différente. D’abord, c’est le professeur qui est le « monstre », ensuite c’est Minato. La troisième partie du film nous dévoile les morceaux de l’histoire que nous n’avions pas vus encore, celle des deux enfants, Minato et Yori, qui va nous permettre d’enfin saisir la totalité de ce qui s’est joué. Kore-eda adopte donc, tout simplement, la forme du « puzzle », nous rappelant qu’on ne peut pas juger de l’image finale tant qu’il en manque des éléments… Ce que réussit Kore-eda, et on pourrait affirmer que c’est plus audacieux, plus courageux encore que ce que faisait Kurosawa, c’est de nous mettre nous, spectateurs, devant nos propres déficiences, cette tendance – tellement visible de nos jours sur les réseaux sociaux – à juger sans disposer de tous les éléments indispensables pour porter un tel jugement. En nous basant sur des faits incomplets, nous désignons le « monstre », sûrs de notre opinion : quand nous réalisons notre erreur, il est bien souvent trop tard.
Bien sûr, et certains critiques l’ont pointé, Kore-eda utilise ici le pouvoir manipulateur du cinéma pour nous jouer ce « mauvais tour », et il est relativement légitime d’être irrité en se voyant aussi facilement berné par l’habileté du cinéaste. Il nous semble pourtant que cette démarche n’est pas celle d’un réalisateur qui « joue au petit malin », comme c’est le cas dans de nombreux thrillers contemporain, mais bien d’un cinéaste « moraliste » qui use de ses armes pour nous faire reconnaître nos propres préjugés, ce qui est bien différent !
Et puis, et puis, il y a de toute manière la magie de cette fameuse troisième partie, un enchantement de tous les instants, qui compense largement l’atmosphère oppressante, anxiogène des deux premières : Kore-eda filme, comme il ne l’a peut-être jamais aussi bien fait depuis Nobody Knows, la grâce éperdue de l’enfance, et de l’amour. Des moments, à l’image de la conclusion du film, happy end ou tragédie (à vous de voir…), où le cinéma du maître japonais culmine à des hauteurs stratosphériques, sans jamais pourtant perdre le contact avec la simplicité des sentiments humains les plus fondamentaux…
Il faut aussi parler du « discours politique » du film, soit là encore quelque chose de peu habituel dans la filmographie de Kore-eda. En célébrant comme fête des sens un amour homosexuel, Kore-eda affronte un tabou qui est loin d’avoir disparu dans la société japonaise, toujours très traditionnelle dans ce domaine. En filmant frontalement la démission du système éducatif et scolaire, pris en tenaille entre des parents tyranniques et la peur du scandale et des sanctions administratives, en dévoilant comme cause principale du drame qui se joue le comportement d’un père violent qui concentre en lui de nombreuses tares bien connues du machisme nippon (alcoolisme, fréquentation des bars à hôtesses, violences familiales), Kore-eda prend le taureau par les cornes, et nous livre l’un de ses films les plus « violents » depuis, encore une fois, Nobody Knows.
Evoquons enfin, en conclusion, le personnage de la directrice de l’école, personnage dont la subtilité caractérise parfaitement la complexité de la démarche de Kore-eda : plus encore que le père abusif, elle peut être vue comme l’image du MAL dans l’Innocence. Ayant sacrifié son mari à sa carrière de façon particulièrement choquante, elle pratique la langue de bois d’une manière magistrale, se réfugiant derrière son image de dame âgée humble et soumise (elle nettoie elle-même le sol des couloirs…) pour manipuler en permanence tous ceux qui l’entourent (on pense à l’épisode de la disposition du portrait de sa petite-fille sur son bureau). Le couronnement de cette dictature douce qu’elle exerce sur le monde est la très belle scène où elle initie Minato aux instruments à vent : alors que cette scène peut être vue au premier degré (ce qu’elle serait dans un film US) comme un exemple de la générosité d’un enseignant aidant un élève perturbé à s’exprimer, ce qu’on voit en fait, c’est bien la censure de la société japonaise à l’œuvre, puisqu’on demande en fait à un jeune garçon prenant conscience de son homosexualité d’expurger ses pensées impures en soufflant le plus fort possible dans un trombone !
Il ne nous reste plus qu’à dénoncer – comme bien trop souvent – l’ineptie du titre français du film, et le remplacement du titre original (Monster) totalement adéquat par rapport au propos de Kore-eda (un mot rappelé d’ailleurs régulièrement par la comptine chantée par Minato et Yuro) par l’Innocence, qui s’avère une sorte de « spoiler » d’autant plus stupide qu’il est beaucoup moins impactant du point de vue commercial !