Séance de rattrapage : "Enemy" de Denis Villeneuve
On a reproché beaucoup de choses à "Enemy", un film qui a fait couler pas mal d'encre et a divisé, soit une excellente nouvelle à notre époque où les films sont objets de consommation avant tout… et ce qui témoigne de l'ambition et de l'importance croissante de Denis Villeneuve : la simplicité de son sujet, la lenteur de sa mise en scène, et même l'absence de réponses apportées par Villeneuve à son mindfuck vendu (de manière mensongère) au grand public comme un thriller fantastique. Tout cela est vrai, mais constitue à mon sens les qualités mêmes d'un film, qui, s'il évoquera tour à tour Lynch, Polanski ou Hitchcock, est peut-être surtout Cronenbergien (un grand compliment dans ma bouche) : son format court et sa concentration totale sur son sujet confère à "Enemy" la puissance déstabilisante d'une excellente "nouvelle" kafkaïenne ou borgesienne ; l'extrême précision de la description des "états d'âme" du prodigieux Jake Gyllenhaal - meilleur à chaque film - magnifiquement orchestrés par une mise en scène d'une intelligence rare (ces plans soufflants de l'architecture moderne de Toronto, ces béances vertigineuses des rêves, cette fluidité dans l'aller et retour permanent entre les "doubles"…) ; et surtout la force du piège que Villeneuve referme peu à peu - avant un dernier plan sidérant - sur l'esprit trop rationnel de son spectateur, qui semble l'éloigner d'une compréhension du film, alors que tous les éléments nécessaires à cette compréhension sont minutieusement disposés au long d'une narration un tantinet manipulatrice… Tout cela fait de "Enemy" une réjouissante expérience de Cinéma.