"Daaaaaalí !" de Quentin Dupieux : le fantôme obscur et discret de la liberté du désir
En sortant de Daaaaaalí !, j’attrapai au vol la conversation d’un couple perplexe devant le film qu’ils venaient de voir, et se demandant s’il ne leur faudrait pas lire une biographie de Salvador Dali pour comprendre ce que Dupieux avait voulu dire, ou faire avec ce film « mystérieux ». J’ai eu envie de leur expliquer qu’ils feraient un meilleur usage de leur temps en regardant les trois derniers chefs d’œuvre de la filmographie de Luis Buñuel (par ailleurs vieux compagnon de route de Dali, aux débuts du surréalisme, une association matérialisée par l’inoubliable Chien Andalou) : le charme discret de la bourgeoisie, le fantôme de la liberté et cet obscur objet du désir. En fait, je n’ai rien lu avant de voir le film qui confirme que Dupieux ait réellement voulu faire de son nouveau film une sorte de « Dali vu par Buñuel« , mais j’ai pourtant été submergé tout au long des une heure dix-huit minutes de Daaaaaalí ! par des flashbacks de ces sensations troublantes que cette dernière trilogie de Buñuel avait généré en moi lorsque je l’avais découverte…
Le point de départ de Daaaaaalí ! est un interview de Salvador Dali qu’une ex-pharmacienne (Anaïs Demoustier, parfaitement ordinaire comme il faut qu’elle soit) reconvertie dans le journalisme veut réaliser, et qui va être constamment retardée, échouer et réussir finalement. Ou pas. Sans vouloir livrer ici une liste exhaustive de citations « buñueliennes », car c’est là finalement un jeu délicieux dont il serait injuste de priver les cinéphiles, Dupieux recycle assez génialement le concept de la réalisation perpétuellement empêchée d’un événement « important » (comme le dîner du Charme discret de la bourgeoisie), fait jouer le même personnage par plusieurs acteurs – Baer, Lellouche, Cohen et Marmaï – (Cet obscur objet du désir) sans que cela ne recouvre d’ailleurs chez lui aucune « vérité psychologique » particulière, et construit un récit absurde, déroutant et pourtant régulièrement drôle en revenant aux codes initiaux du surréalisme (le fantôme de la liberté). Sans oublier de matérialiser, comme chez Buñuel, une certaine détestation de la religion en faisant tuer – plusieurs fois – un ecclésiastique à coups de fusil.
Mais il ne faut pas non plus limiter le film à ces références, car Daaaaaalí ! reste fondamentalement un film de Dupieux, et est rempli d’idées magiques qui n’appartiennent qu’à son cinéma ou qui sont totalement contemporaines : il y a ce formidable passage du couloir interminable de l’hôtel, il y a ce personnage de producteur de cinéma parfaitement incarné par Romain Duris, décidément en pleine forme en ce moment, il y a cette scène de harcèlement sexuel imposé par Dali à une maquilleuse, justifié par le « génie de l’artiste » qui résonne douloureusement dans le contexte des scandales actuels, il y a… des dizaines de jolies idées, y compris dans la représentation à l’écran des œuvres de Dali, à l’aide de trucages et de maquillages simples, mais efficaces
Il est quasiment certain que, malheureusement, Daaaaaalí ! ne remportera pas le même succès public que son prédécesseur, en particulier parce que l’empilement de récits enchâssés dans la seconde moitié du film épuisera la bonne volonté du spectateur lambda (et c’est clairement là l’objectif de Quentin Dupieux, être tellement conceptuel que le concept finit par s’auto-détruire). Il s’agit pourtant d’une belle réussite, d’un film singulier, complètement à rebours des pratiques du cinéma moderne comme des attentes du spectateur actuel. Un véritable manifeste artistique, mais en toute humilité, loin de l’hilarante prétention de Salvador Dali.