"Le ravissement" d’Iris Kaltenbäck : le piège de l’enchantement
Il y a déjà ce titre, à la fois programmatique et ambigu, dont on se rendra compte après avoir vu le film qu’il était surtout ambigu, heureusement. Le « ravissement », c’est, si on se réfère au Petit Robert : 1) l’action d’enlever de force (il s’agit là d’une forme qui a vieilli, mais que l’on comprend bien aujourd’hui encore, puisqu’on utilise toujours le terme de « ravisseur ») 2) le fait d’être ravi, transporté au ciel (soit une forme d’extase mystique…) 3) l’émotion éprouvée par une personne transportée de joie (synonyme d’enchantement, c’est-à-dire une version profane, plus triviale du second sens). Le ravissement raconte l’histoire (vraie, d’ailleurs) de Lydia, une jeune femme, maïeuticienne (sage-femme, donc), qui va s’attacher au nouveau-né de sa meilleure amie, qu’elle a mis au monde, au point de le faire entrer clandestinement dans sa propre existence. Et, au fil d’une succession de mensonges de plus en plus impossibles à défaire, en arriver à commettre un geste inexcusable, irréparable aussi par rapport aux liens qu’elle a avec ses proches.
Le ravissement est construit comme un thriller, c’est-à-dire que l’on suit le trajet de Lydia, la manière dont elle se prend elle-même au piège de l’histoire qu’elle invente, en ne sachant pas exactement jusqu’où elle ira. On sait seulement que tout cela finira mal, une voix off (gênante au début, puis rapidement extrêmement pertinente car ajoutant un niveau de compréhension additionnel, ou plutôt de doute additionnel par rapport aux images) laissant entendre que l’issue sera dramatique. Le résultat de cette construction, certes classique, est que le film est extrêmement efficace émotionnellement : on n’utilisera volontairement pas le terme de « divertissant », parce que c’est plutôt une forme d’angoisse douloureuse que l’on ressent en contemplant la spirale infernale qui entraîne Lydia vers l’abime.
Même si cet aspect de suspense intense est déjà une excellente chose, le ravissement va bien au delà de ça, et se présente comme la description d’une sorte de béance dans l’âme de Lydia, dont la vie s’est délitée lors de la rupture avec son petit ami, et qui, accablée par son sentiment d’impuissance, perd pied. Là où Iris Kaltenbäck nous étonne (ce n’est là qu’un premier long-métrage, et on est bluffé par la maîtrise et l’intelligence dont elle témoigne…), c’est dans son refus d’une analyse psychologique ou psychiatrique, dans son rejet d’un diagnostic qui serait – on le sent bien – à la fois simplificateur, donc simpliste, et rassurant, donc lâche. Et également dans sa capacité à développer toute une approche métaphorique de son histoire, en travestissant sa Lydia en petit chaperon rouge fragile mais aussi déterminé que celui du conte de Perrault. Sans oublier la lecture « politique » qui peut être faite de l’assignation sociale de la femme à son rôle de mère…
Le ravissement réussit donc la performance incroyable d’être un film complexe, riche mais limpide sur un personnage totalement opaque, et dont l’opacité, d’une certaine manière, contamine les deux personnes qu’elle aime et dont elle est aimée, sa meilleure amie et son nouveau « fiancé » : la conclusion du film est particulièrement impressionnante, refusant à Lydia l’aumône du pardon, mais montrant clairement que, au delà de l’incompréhension, de la stupéfaction, de la colère générée par une trahison insensée, l’amour survit. De manière déraisonnable. Et ce n’est pas seulement Lydia qui a été ravie, mais le bébé, et la meilleure amie, et le fiancé malgré lui. Et le spectateur, du même coup.
Nous n’avons pas mentionné encore la plus grande force du film, qui s’appelle Hafsia Herzi : toujours excellente depuis sa révélation dans la Graine et le Mulet, elle passe ici à un niveau supérieur d’interprétation, conjuguant intensité, mystère et fragilité avec une légèreté qui tient du miracle.
Gageons que désormais le terme de « ravissement » ne sera plus seulement associé dans l’esprit des cinéphiles à Marguerite Duras (dont le Ravissement de Lol V. Stein aurait été une source d’inspiration pour Iris Kaltenbäck), mais également à la naissance d’une nouvelle grande cinéaste française.