"Sadness Sets Me Free" de Gruff Rhys : la lumière des aurores boréales…
« In the nightclub of my mind, I’m doing cocaine in the cloakroom / Come on, set me free from my vain and selfish ways » (Dans la discothèque de ma tête, je prends de la cocaïne au vestiaire / Allez, libère-moi de mes manières vaniteuses et égoïstes). Allez, admettez-le, soyez sincères, vous en connaissez beaucoup des albums qui commencent par ce genre de phrase, vous ? Et surtout posée sur une jolie architecture de sons qui nous ravissent immédiatement l’âme : un piano joueur, des cordes légères, comme un Divine Comedy gonflé à l’hélium, et puis cette voix qui touche directement au cœur ? Sadness Sets Me Free – la chanson, mais l’album aussi -, c’est la proposition impromptue de ce genre de choses-là, merveilleuses, inattendues : le bonheur par l’humour tout autant que la liberté par la tristesse, en fait. Avec la grâce en supplément. C’est du Gruff Rhys tout craché, et pour le moment ça, ça ne change pas, même si chaque album est différent, nouveau, original.
Sadness Sets Me Free nous est présenté – pas vendu, attention ! – comme un retour de Gruff Rhys à des préoccupations quotidiennes, à des problèmes terre-à-terre, après les considérations plus élevées du montagneux et oriental Seeking New Gods. Nous, on veut bien, mais, dans le fond, on s’en moque un peu, pourvu que la magie soit encore là, soit toujours là. Et bon dieu, qu’est-ce qu’elle est là ! Allez, prenez au hasard ce They Sold My Home To Build Skyscrapers (encore un titre de chanson brillant, et il y en a une floppée sur ce nouvel album), et laissez-vous emporter par le groove mi-jazz mi-bossa nova. Dès la première écoute, vous vous demandez si vous avez entendu ces derniers mois une chose aussi délicieuse, et puis vous prêtez attention aux paroles : « They floored my people down with sandpaper / They’re building malls up to the moon / But even space ran out of room / So keep on singing of dictators that go wrong » (Ils ont terrassé mon peuple avec du papier de verre / Ils construisent des centres commerciaux jusqu’à la lune / Mais même l’espace manque de place / Alors continuez à chanter à propos de dictateurs qui vont mal »). Où va-t-on si même Gruff Rhys trouve que ce monde s’effondre, que la société est de plus en plus inhumaine ? Sauf que lui transforme ces considérations réalistes et donc déprimantes en chansons qui s’envolent vers les étoiles.
Car Sadness Sets Me Free est un recueil parfait de mélodies charmantes, chantées et mises en scène avec une précision d’orfèvre… qui laisse pourtant la respiration ténue de la vie troubler les agencements pop : ces surprises peuvent être musicales, comme le « pont » de l’aimable et enjoué Bad Friend (qui parle de la difficulté de garder des liens entre personnes dans une « vie moderne » qui nous emporte), ou dans les textes, souvent très drôles, comme cette image géniale des traditionnels nuages prometteurs de futurs rayons de soleil qui ressemblent pour Gruff à de véritables « ballons de plomb » (Silver Lining Lead Balloons), ou comme la protest song à la (très) douce ironie qu’est Cover Up The Cover Up (« As the government lie / When they just can’t win an argument with their ungovernable lies / Maybe it’s time for a feel good reinvention / … / Reinvent the government / Let’s do it on Monday! » – Alors que le gouvernement ment / Quand il ne parvient tout simplement pas à gagner un débat avec ses mensonges ingouvernables / Il est peut-être temps de se réinventer / … / Réinventons le gouvernement / Faisons-le lundi !)…
Si l’humeur reste largement douce-amère, l’album contient néanmoins une chanson terrible, où le désespoir engloutit tout pour un temps : On The Far Side of the Dollar (encore un titre de chanson fabuleux !), ballade exsangue, tragique presque, nous offre les images les plus noires de tout l’album. « Hills on fire / Cities burning, people mourning, tourists churning, sirens singing / … / Dogs un-collared, children holler / On the far side of the dollar » (Des collines en feu / Des villes en train de brûler, des gens en deuil, des touristes en délire, des sirènes qui chantent / … / Des chiens sans collier, des enfants qui crient / De l’autre côté du dollar).
Mais, au fil des chansons, qui déploient leurs sortilèges avec la subtilité et la classe qu’on attend de Rhys, on saisit le véritable propos de Sadness Sets Me Free : il s’agit de dépasser la tristesse, voire la consternation que l’observation du monde autour de nous engendre inévitablement. Grâce à la beauté discrète de ces chansons, un sentiment d’humanité, mais aussi de majesté naît derrière la noirceur du tableau peint par Gruff Rhys : c’est en réalisant cela, en écoutant la tristesse dans notre cœur que nous pouvons trouver la lumière, et la force de nous ressaisir, de lutter. Finalement, les clichés promotionnels accompagnant le lancement de l’album disent tout ce qu’il faut savoir à propos de Sadness Sets Me Free : au cœur d’un monde glacial, nous restons perplexes ; pourtant, il suffit de lever les yeux pour contempler cette aurore boréale, et son irréelle beauté.
Comme le dit la courte mais bouleversante élégie de I’ll Keep Singing, qui revient sur le titre d’ouverture et boucle le récit, ou la métaphore si l’on veut : « I’ll keep singing till the cockerel calls me home / And I’ll keep hurling all the howling overtones / Howl! / I’ll keep swearing to be cursing till the end / And I’ll keep flying, not rehearsing to transcend » (Je continuerai à chanter jusqu’à ce que le coq me rappelle à la maison / Et je continuerai à lancer des hurlements sur tous les tons / Hurler ! / Je continuerai à jurer, à maudire, jusqu’à la fin / Et je continuerai à voler, sans me préparer à transcender). Et si, derrière son humilité, Sadness Sets Me Free était un grand disque de révolte ?