"Little Rope" de Sleater-Kinney : « Is it all in my head? »
Nombreux sont ceux qui répètent à l’envie que Sleater-Kinney, un groupe qui était parvenu à un niveau d’excellence indépassable avec leur album The Woods en 2005, n’est plus que l’ombre pâlichonne d’un passé brillant. Que le départ en 2019 de la troisième membre fondatrice du groupe, Janet Weiss, ne pourra jamais être comblé. Et s’il est vrai que la puissance de son jeu de batterie n’a pas encore été égalée, cela nous semble assez injuste si l’on considère la magie inchangée des échanges de guitare entremêlées de Carrie et Corin, et la qualité de leurs chansons en format « duo ». Et surtout de celles de ce Little Rope, leur album qui s’approche le plus de la furie impériale que le groupe déployait il y a près de vingt ans de cela…
On nous explique que Little Rope, un disque aussi colérique que douloureux, est le résultat du traumatisme vécu par Carrie Brownstein lorsqu’elle apprit, alors que l’enregistrement avait commencé, le décès de sa mère et de son beau-père dans un accident de voiture. La réaction de survie de Carrie fut, de manière logique, de s’investir plus encore dans le travail avec sa partenaire dans Sleater-Kinney et plus proche amie, Corin Tucker, et d’exorciser sa souffrance dans l’élaboration d’un album qui serait le plus sincère, le plus personnel possible. Ou en tout cas un album où le groupe, connu pour son féminisme militant, et pour ses textes ne reculant pas devant la description la plus crue de problèmes sociaux ou émotionnels, plongerait cette fois la tête la première dans un enfer totalement intime. Le résultat, terrassant, est que Little Rope est sans aucun doute le meilleur disque de Sleater-Kinney depuis The Woods, pas moins.
Attention, l’orientation plus « pop » voulue par Carrie et Corin – qui a provoqué le départ de Janet – est toujours sensible ici, avec des synthés assez présents, et des mélodies souvent catchy, comme dans le magnifique Say It Like You Mean It, peut-être le titre le plus « commercial » du disque (pas si loin, quelle idée étrange, de ce que font Future Islands, cette synth pop explosée par une hystérie improbable) ! Ou comme dans le presque ludique Don’t Feel Right (Sleater-Kinney disent vouloir avec cette chanson créer une ambiance positive « à la Tom Petty » !), un morceau plus rapide, moins lourd que les autres, qui marie habilement obscurité et lumière…
Mais l’impression générale dégagée par Little Rope est celle d’un retour irrépressible vers l’urgence, quasiment du début (Hell, le bien nommé : « Hell is just a place that / We can’t seem to live without / I pull myself in pieces / Pull myself apart / It’s like looking in a mirror / With a stranger looking back » – L’enfer n’est qu’un endroit sans lequel / Nous ne pouvons pas vivre / Je me mets en pièces / Je me déchire / C’est comme se regarder dans un miroir / Face à une étrangère qui me regarde) à la fin (Untidy Creature, une chanson lente mais explosée par une guitare psyché que ne renieraient pas Osees, et qui paraît ne vouloir laisser que des ruines après son passage). Little Rope, c’est dix titres et trente-quatre minutes d’intensité, et, quelle que soit la nostalgie que l’on ressente des débuts du groupe, ça ne se refuse pas.
Little Rope est un album court, compact et tragiquement déterminé, qui culmine toutefois avec son septième titre, le grandiose Six Mistakes, LA chanson qu’il faut faire écouter à quiconque serait sceptique ou n’aurait jamais entendu Sleater-Kinney : sur le thème pas inhabituel de la manière dont une femme peut survivre aux années qui passent, peut ne pas devenir invisible dans un monde encore profondément masculin (« Where did it go? / Where did it fly? / Wherе’s the love? / Wherе did you hide? / Taken from me / From my life / Buried deep / Deep inside /… / Is it all in my head? » – Où est-il allé? / Où s’est-il envolé ? / Où est l’amour ? / Où t’es-tu caché ? / Loin de moi / De ma vie / Enfoui au plus profond / Au plus profond de moi /… / Est-ce que tout cela est dans ma tête ?), voilà un titre qui transcende son idée de départ (Corin cite Devo et la New Wave comme inspiration) dans une explosion de guitares que ne renierait pas Neil Young.
Profondément satisfaisant en dépit de sa genèse, Little Rope est l’album qu’on attendait de la part du Sleater-Kinner Version 2.0.