"Letter To Self" de Sprints : « N’importe quelle nuit peut devenir le jour »
Les premiers jours, voire les toutes premières semaines de chaque année sont terribles pour les mélomanes. Rien de nouveau à se mettre sous la dent, on vivote dans un univers gris de « post-cuite » et de digestion difficile, où les fausses bonnes résolutions de la nuit du Nouvel An nous paraissent tellement dérisoires et absurdes qu’on a honte de même les avoir formulées… On vivote en essayant de rattraper notre retard sur les parutions importantes de l’année précédente qu’on a pu manquer. On attend.
Mais pas cette année, pas en 2024 : car le cinquième jour de cette année qui pourrait bien s’avérer bénie, a vu le jour un album renversant, qui va rajouter de la couleur et de la chaleur et de l’excitation et de la rage et de la joie à notre mois de janvier. Le groupe responsable de Letter To Self (c’est le titre de cet album) s’appelle Sprints. Mais d’où sort cet OMNI (objet musical non identifié) apparu par miracle dans le ciel gris ? Flashback.
Dublin, février 2019 : au milieu d’une nouvelle vague punk / post-punk qui émerge et débute sa conquête du monde Rock, un quatuor constitué par Karla Chubb (chant, guitare), Colm O’Reilly (guitare), Jack Callan (batterie) et Sam McCann (basse) donne son premier concert. Rapidement, Sprints retiennent l’attention de la presse irlandaise et britannique, et les louanges pleuvent sur ce mélange de punk rock brutal, abrasif – autant influencé par les Pixies, par le mouvement riot grrrls que par le riche héritage britannique en la matière – et d’indie rock à forte teneur émotionnelle. Au delà de l’usage immodéré de la violence sonore, la musique de Sprints se caractérise par un message social / politique lui aussi dans la tradition de la plupart des mouvements punks, mais aussi par – et c’est heureux – leur capacité à composer des morceaux complexes, lyriques et ambitieux. Alors, pourquoi malgré cette estime que les médias outre-Manche leur porte, aura-t-il fallu attendre près de cinq ans pour enfin tenir entre nos mains un premier album (après quand même deux EPs, Manifesto, en 2021 et A Modern Job en 2022) ? Il y a eu des allers et retours dans différents genres musicaux, noise ou grunge, il y a eu des changements de maison de disques, mais peu importe car aujourd’hui il y a Letter To Self, qui figurera inévitablement dans pas mal de palmarès des meilleurs albums de 2024 (et oui, un disque sorti le 5 janvier, mais on parie qu’il ne sera pas oublié dans douze mois !)…
« Maybe I should do it better / Maybe I should try it harder / Maybe I should check the weather / Maybe I should bring a sweater / Maybe I should cut my hair off / … / Am I alive ? » (Peut-être que je devrais faire mieux / Peut-être que je devrais essayer plus fort / Peut-être que je devrais vérifier la météo / Peut-être que je devrais apporter un pull / Peut-être que je devrais me couper les cheveux / … / Suis-je vivant ?) : l’angoisse existentielle la plus basique résumée sans chichis pseudo-philosophiques, avant que les guitares ne fassent tout exploser. Ticking, comme son titre l’indique, est une P… de BOMBE ! Ça y est vous êtes tombé(e) amoureux / amoureuse de Sprints, de la voix de Karla, de toute cette expression parfaite d’un mélange de terreur et de rage. Et ça continue avec Heavy (« I’ve got a simple idea, I’m gonna make it stick / I wanna say this fast, I wanna do this quick / It goes one, two, three » – J’ai une idée toute simple, je vais la faire tenir / Je veux dire ça vite, je veux faire ça vite / Ça fait : un, deux, trois) qui rappelle que, écrasés comme nous le sommes par le poids de l’univers, nous pouvons toujours tout changer avec une idée, à condition d’en avoir l’énergie). Cathedral explose ensuite comme les plus radicales déflagrations des Pixies, et on a trop hâte de vivre ça « en vrai », en live, même si on présage qu’il va falloir s’accrocher dans le moshpit.
Shaking Their Hands nous permet de reprendre (un peu) pied, et nous abreuve d’une splendeur triste qui s’épanouit en de grosses explosions d’émotion colérique. Adore Adore Adore est un hit incontournable, l’une de ces chansons parfaites qui ébahissent derrière la première écoute : la mélodie, les riffs, la construction en montagnes russes, la voix magnifiquement combattives de Karla, le refrain qui tue (« They never called me b-b-beautiful / They only called me insane » – Ils ne m’ont jamais qualifiée de b-b-belle / Ils m’ont seulement qualifiée de folle) : c’est absolument irrésistible, un point c’est tout. Shadow of a Doubt prend la forme classique d’une lente montée en puissance, débutant comme une menace et explosant dans une gerbe de hurlements de désespoir avant un effondrement hébété (« There’s an urgent crying in my head / And I am lost » – Il y a un cri d’urgence dans ma tête, et je suis perdue).
Can’t Get Enough of It est le plus beau titre de l’album, et c’est aussi celui qui permet de voir Sprints évoluer vers d’autres formes musicales qui seraient tout aussi pertinentes : c’est une sorte de cauchemar éveillé qui se transforme en un hymne sur des beats imperturbables, comme une fuite éperdue et paradoxalement triomphale dans la nuit. Après une telle victoire de l’extrémisme, on revient vers quelque chose de plus immédiatement plaisant, avec un Literary Mind qui semble a priori plus convenu… avant que les voix scandant à toute allure « She’s got a literary mind and a literary look » (Elle a un esprit littéraire et un look littéraire) ne transforment tout ça en une véritable tuerie.
Que A Wreck (A Mess) puisse être qualifié comme le titre le plus « faible » de Letter To Self alors que la plupart des groupes tueraient père et mère pour avoir une telle chanson à leur répertoire est un autre preuve de l’excellence de Sprints. Mais on n’y peut rien, parce que la suite, Up and Comer, est une autre merveille : c’est une mémorable crise de rage de Karla qui exprime ici crument le manque d’assurance qu’elle peut ressentir en tant que jeune femme dans une société toujours aussi masculine, et la souffrance que cela peut provoquer en elle (« I wear your name like it’s a noose around my neck / I slipped a rope just to fall right into a net » – Je porte ton nom comme si c’était un nœud coulant autour de mon cou / J’ai échappé à une corde juste pour tomber dans un filet). Le final, parfait, de Letter To Self représente alors cet espoir qui peut naître après autant de désespoir, autant d’épreuves : la solution est en soi, bien entendu, après s’être libéré(e) de l’attente de l’autre et des diktats sociaux : « And what I see / Doesn’t have to be / I don’t have to take the path that was carved in front of me / I always had the willing / Now I’ll find the way / Any habit can be broken / Any night can become day » (Et ce que je vois / Ne doit pas obligatoirement être / Je n’ai pas besoin de suivre le chemin qui a été tracé devant moi / J’ai toujours eu la volonté / Maintenant je trouverai le chemin / N’importe quelle habitude peut être brisée / N’importe quelle nuit peut devenir le jour).
Enorme !