"Cold Wave" d’Adrien Durand : à l’épreuve de la fiction…
Inutile de présenter ici Adrien Durand, figure que l’on qualifiera sans vergogne d’incontournable du petit monde du Rock français, actif sur de nombreux fronts à la fois : son engagement, son mélange d’intégrité et de recul critique par rapport aux artistes et à la musique elle-même, sa franchise quant à la manière dont sa trajectoire personnelle, faite de hauts et de bas, d’accidents et de belles rencontres, l’a façonné comme « honnête homme » (au sens XVIIème siècle du terme) lui ont valu au fil des années de gagner le cœur d’un public fidèle… Le passage au « roman », à l’œuvre de fiction, annoncé lors de la parution de son dernier recueil de chroniques, Tuer nos pères et puis renaître, avait de quoi nous inquiéter autant que nous exciter. En ouvrant ce Cold Wave – le titre déjà nous rassurait un peu, nous étions a priori en terrain connu -, nous nous demandions un peu, très honnêtement, si Durand avait « ce qu’il fallait » pour relever le défi…
Et il nous faut admettre que les premières pages du livre, avec ces chapitres très courts d’une page en général, portant chacun un titre sibyllin mais accrocheur, nous ont furieusement donné l’impression que Durand continuait à arpenter le même pré carré, sans prendre beaucoup de risques : Cold Wave parle de musique (« postpunk » tendance « cold wave »), d’inadaptation de très jeunes hommes (et femmes) au romantisme noir dans une société peu disposée à les accueillir, ou alors comme bêtes de foire à exhiber, puis rapidement, comme parias à moquer et à rejeter. Ed habite la petite ville de Cerbère (???) en région parisienne, entourée de grandes et mystérieuses forêts, et repère de richissimes bourgeois aux critères furieusement sélectifs : il a bien du mal à survivre dans cet écosystème hostile, armé seulement des disques que son père disparu lui a légué, assortis de critiques succinctes sur des fiches bristol. Monter un groupe, Ligne 13 (« le nom de la ligne de métro la plus pourrie de Paris »), avec sa seule amie, l’étrange Lila, ne débouche sur rien, et le voilà choisissant de démarrer une nouvelle existence de l’autre côté de l’océan, à Montréal… Comme on l’imagine très vite, rien ne se passera comme prévu, et ce d’autant que certains chapitres – le livre n’étant pas construit de manière chronologique – traitent d’un retour à Cerbère qui prend la forme d’un cauchemar éveillé (que par pure fainéantise intellectuelle, nous qualifieront de « lynchien ») !
Comme dans ses précédents ouvrages – non fictionnels – Durand se livre à une critique ironique des « comportements Rock », des musiciens comme des fans, avec un humour absurde savoureux, mais aussi un fond de tristesse littéralement poignante. Et ce qui, peu à peu, va émerger de la lecture – initialement confusante – de ces fragments d’une vie dévastée par la maladie (Ed souffre du syndrome de Marfan, comme Bradford Cox de Deerhunter, pour rester dans le domaine du Rock Indie) mais surtout par une enfance émotionnellement chaotique, c’est que ce que nous lisons n’est pas forcément… réel ! Ou tout au moins reflète une vérité partielle, arrangée pour correspondre aux fantasmes, aux délires, mais aussi aux souffrances du « héros » de cette bien triste histoire.
A la manière du fonctionnement des « films-cerveaux » de Cronenberg, le livre-cerveau de Durand bouscule notre confort de lecteur habitué à confier les rênes à l’auteur du livre qu’il lit : et si Cold Wave, un livre où le narrateur nous ment, à moins qu’il ne soit lui-même abusé par son esprit, était finalement purement et simplement un piège ? Ambigu et mystérieux, le premier roman d’Adrien Durand séduira ceux qui aiment avancer sur les sables mouvants, à leurs risques et périls, et qui ne craignent pas de finir égarés, voire engloutis.
A noter que la mise en page du livre est elle-même peu conventionnelle, Durand s’étant inspiré des travaux de Peter Saville pour les pochettes des disques de New Order… On peut donc dire que, en dépit du court format de ce roman, l’entrée d’Adrien Durand dans la littérature (la vraie, comme disent les autres, ceux qui ne lisent pas de « livres Rock » en général) est une réussite.