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Le journal de Pok
14 septembre 2023

"The Bear - Saisons 1 et 1" de Christophe Storer : Godard et Cassavetes comme boussoles ?

The Bear affiche

Deux choses peuvent venir à l’esprit du cinéphile devant The Bear, série très inhabituelle dans son sujet (la gestion d’un restaurant) comme dans sa forme (plutôt chaotique, jusqu’au malaise parfois), et qui divise forcément les téléspectateurs. D’abord, sur le fond, le souvenir d’un Jean-Luc Godard qui défendit à une époque de sa vie le fait de filmer des gens au travail comme l’une des formes les plus fécondes de cinéma. Ensuite, sur la forme, les films d’un Cassavetes qui privilégiait les interactions spontanées, non écrites, au sein d’une « troupe » d’acteurs qui avaient entre eux des relations « dans la vie réelle » pour accéder à la « vérité » humaine dans ses films. The Bear, de manière consciente ou pas de la part de ses auteurs – on ne préjugera pas ici des connaissances cinéphiliques ni des désirs de Christophe Storer, le créateur de la série, qui a aussi mis en scène lui-même 12 des 18 épisodes – peut-être regardé, et critiqué, parce qu’il n’est pas parfait, comme une succession d’hésitations, d’aller-et-retour, de réussites et d’échecs sur ces deux sujets.

La première saison de The Bear nous raconte le retour à Chicago, sa ville natale, de Carmy (Jeremy Allen White, inhabituel par son manque de charisme, ce qui se transforme paradoxalement en un atout pour la série…), devenu l’un des jeunes « chefs » américains les plus célébrés : il va prendre la direction de « The Beef », le restaurant de quartier, spécialisé en plats à emporter simples et pas chers, qui appartenait à son frère, qui vient de décéder tragiquement. Et Carmy va tenter d’enseigner à l’équipe – réticente, pour le moins – du restaurant les bonnes pratiques permettant d’augmenter la qualité des plats préparés et d’optimiser leur organisation interne – très chaotique. Les conflits vont être nombreux, et parfois violents, dans « l’écosystème » de « The Beef », que ça soit avec les cuisiniers, le personnel de service, les fournisseurs, les financiers, et… la famille de Carmy, personne ne comprenant réellement où il veut en venir ! L’une des personnes les plus « bloquantes » est d’ailleurs le cousin Ritchie (Ebon Moss-Bachrach, génialement insupportable !), semi-petit criminel en perdition, qui enrage de voir sa mainmise sur le restaurant s’effriter, et qui va causer crise après crise.

Il y a deux gros problèmes dans cette première saison : le premier est que le téléspectateur non plus n’arrive pas à comprendre les objectifs « business » de Carmy, le pourquoi de cette greffe d’une culture issue de la Haute Gastronomie sur le corps quasi moribond d’une gargote populaire. N’adhérant pas au principe de la série, il lui est difficile de se passionner pour les péripéties du récit. Le second obstacle est l’uniformité du ton « hystérique » des épisodes, qui s’avère rapidement artificiel, excessif et plus épuisant qu’engageant. Pire, en allant chercher dans certains épisodes des ressorts scénaristiques « externes », Storer et ses scénaristes s’égarent, perdent l’unicité de lieu, de temps et de sujet qui garantirait le fonctionnement de leur tragi-comédie. On repense régulièrement à la réussite que constituait sur un sujet similaire le film The Chef de Philip Barantini, et on regrette, par comparaison, la maladresse de The Bear.

Heureusement, les derniers épisodes de la première saison corrigent le tir, et on débouche sur un coup de théâtre final fort réjouissant, qui a surtout l’immense avantage de relancer la série sur un terrain bien plus intéressant. Car cette seconde saison, littéralement excellente, démontre a priori que Storer a compris que son intérêt était de resserrer sa série sur le pur sujet du travail et de la montée en compétence de l’équipe du restaurant. Car le plan de Carmy est cette fois de repartir de zéro et de monter « The Bear », un restaurant gastronomique visant les trois étoiles : pour ce faire, son pari n’est pas de recruter des professionnels, mais de motiver et de développer l’équipe de « The Beef », en profitant du temps offert par la durée des travaux de réfection / construction du restaurant ! Les dix épisodes – dont certains dépassent le format de la demi-heure – sont donc largement consacrés à ce processus de conviction et d’éducation / formation de l’équipe : en termes de fiction, c’est minimal, et cela frustrera les amateurs de pur divertissement, mais c’est passionnant, autant du point de vue technique qu’humain…

Des épisodes comme le quatrième (Honeydew) qui voit Markus, le pâtissier, transcender enfin son métier, en découvrant de nouvelles recettes dans un grand restaurant à Copenhague, ou surtout l’extraordinaire Forks (septième épisode, sommet de toute la série) qui raconte avec humour, mais aussi empathie, la « révélation » qu’a Ritchie au cours d’un stage dans un étoilé US, prouvent magnifiquement combien on peut être passionnant en ne parlant « que » de travail (merci Monsieur Godard) !

Et puis il y a le fameux sixième épisode, Fishes, dont la durée dépasse l’heure, et qui condense efficacement le goût pour le chaos de Storer. Il est difficile d’affirmer que cette forme « hystérique » fonctionne enfin admirablement parce que, comme chez Cassavetes, il existe désormais des liens forts au sein du cast, qui se transposent dans les personnages, ou si c’est l’adjonction dans la recette d’acteurs-« célébrités » (Jamie Lee Curtis et Bob Odenkirk sont tous deux extraordinaires…), mais le résultat est là : voilà une heure qui fera partie des toutes meilleures expériences de la série télévisée en 2023 !

The Bear se referme très intelligemment sur une conclusion équilibrant cruellement triomphe et défaite, et qui permet d’éviter un happy end trop improbable. Sans parler du fait que les incertitudes « commerciales » du futur de « The Bear » et le questionnement pertinent sur la compatibilité entre vie amoureuse / familiale et vie professionnelle de gens aussi impliqués dans leur métier, justifieraient parfaitement la poursuite de l’aventure The Bear sur une troisième saison.

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