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Le journal de Pok
6 septembre 2023

Poussières d'étoile : "David Live" de David Bowie (1974)

David Live pochette

On doit commencer par rappeler une bien triste vérité : à sa sortie, le 29 octobre 1974, David Live fut, pour nous les fans, une terrible déception (ce qui n’empêcha pas l’album de très bien se vendre, sans doute à un nouveau public conquis par la star…). Envolée, la magie de Ziggy Stardust. Remplacée par un histrionisme vocal pénible, et surtout une orchestration soul-funky des titres « classiques » du répertoire que nous vécûmes comme un massacre, une trahison de tout ce que nous aimions. Nous avions déjà été surpris par les aspects funky de Diamond Dogs, mal maitrisés, mais heureusement compensés par la qualité des compositions, complexes et mystérieuses… Mais là, tout nous paraissait mal joué, incohérent, caricatural. Ce Rebel Rebel ridiculisé par ces « la la la » ironiques, et pire, le saxophone en délire et la guitare lourdingue d’Earl Slick, à mille lieues de l’élégance moderniste de Mick Ronson sur une version de Moonage Daydream que nous jugeâmes lamentable… Et puis, ce chant de crooner maniéré, pas sexy pour un sou, de Bowie sur un Sweet Thing / Candidate / Sweet Thing qui semblait bien en peine de retrouver la profondeur de Diamond Dogs ! Ajoutez à ça un mix totalement raté et la qualité sonore très moyenne du pressage français de l’époque, des photos de pochette où Bowie était méconnaissable, à la limite de la laideur, et, sans même être arrivés à la fin de la première face, nous avions eu envie de jeter ce double album à la poubelle… !

Evidemment, avec le recul, le manque de grâce d’un « big band » de dix musiciens disparates, la mise en scène pachydermique, « à l’américaine », au milieu de laquelle Bowie était littéralement perdu, et le désordre qui semblait régner sur ce « Diamond Dogs tour » ont été amplement expliqués, interprétés, et nous-mêmes nous sommes habitués à tout ça. L’album n’est pas devenu un excellent album, c’est là une chose impossible, mais il a bénéficié de l’ajout, au fil des rééditions (en 1990, puis en 2005), de quatre titres bonus (Here Today, Gone Tomorrow, reprise des Ohio PlayersSpace Oddity, Panic in Detroit et Time) paradoxalement bien supérieurs à ceux retenus dans le tracklist originel. Mais c’est le remix effectué en 2005 par Tony Visconti lui-même qui a changé la donne, avec en particulier un plus bel impact du chant de Bowie : ceux, et il y en a, qui défendent cet album vantent désormais l’impression de « proximité », et d’émotion qui s’en dégage. Finalement, une remasterisation de la version de 2005 a été effectuée en 2016.

Surtout, nous avons appris à faire le deuil de Ziggy, et nous avons saisi la place de cet enregistrement dans l’évolution musicale de Bowie : il était inévitable que ce passage au funk et à la soul, qui allait nourrir de manière formidable la période suivante de son œuvre, soit laborieux, tant il relevait d’une mutation profonde de sa musique. Et puis, pour nous guider dans cette transition difficile, il restait heureusement le piano magique de Mike Garson, qui était comme une ancre quand nous ne reconnaissions plus rien de notre idole…

Nous apprîmes aussi, bien plus tard – car à l’époque ce genre de choses étaient tenues absolument secrètes -, que Bowie avait sombré dans la cocaïne, que son état mental était des plus inquiétants : bref, comme tant d’artistes avant et après lui, la célébrité et la gloire l’avait conduit au bord de l’abime, qui avait failli l’engloutir… Mais ne l’engloutit pas, car il était… DAVID BOWIE : pas encore le géant artistique qu’il allait devenir, et qui projetterait une ombre gigantesque sur son siècle tout entier.

Mais au diable ces explications, ces justifications, aussi logiques et rationnelles soient-elles, et reprenons David Live là où nous l’avions quitté. Changes assume son potentiel de chanson de cabaret décadente, mais d’une décadence « à l’américaine », plus vulgaire que fascinante. Suffragette City est d’une lourdeur terrible, et enlaidi par le sax décidément mal inspiré de David SanbornAladdin Sane devient absurdement dansant (!), en dépit de la déconstruction moderniste de Garson qui sauve les meubles. La voix fatiguée de Bowie et les notes soul vont en revanche plutôt bien à All The Young Dudes.

La version de Cracked Actor est correcte, mais manque de rage et d’énergie, et est à nouveau tirée vers le bas par les riffs de saxo mal placés. Rock’n’Roll With Me est d’une grossièreté accablante, probablement le pire moment d’un disque qui n’en manque pas : Bowie, chanteur normalement remarquable, voire exceptionnel, braille littéralement, tandis que Earl Slick tricote des parties de guitare d’une laideur rare. Watch That Man tient un peu mieux la route que la majorité des titres de l’album, indiscutablement. Knock On Wood, reprise d’Eddie Floyd, est interprétée dans une version plutôt heavy, mais agréable : il s’agira d’ailleurs là du seul single tiré de David Live, et il fera une carrière très honorable dans les charts. Here Today, Gone Tomorrow continue dans la lancée, plutôt réussi, confirmant que ce qui intéresse vraiment Bowie en 1974, c’est de faire de la soul music.

Paradoxalement, si l’on considère le jugement que l’on vient d’émettre, l’interprétation proposée de Space Oddity ne manque pas de qualités (… si seulement quelqu’un avait pu débrancher la guitare d’Earl Slick !). Diamond Dogs fonctionne bien dans une version qu’on pourrait presque qualifier de déjantée, le grand écart entre rock stonien lourdingue et les tonalités soul étant exagéré par des vocaux frôlant la caricature : ce n’est pas très bon, certes, mais c’est assez fun !

Et on en arrive au meilleur du disque (enfin, on parle bien ici de la version actuelle, pas celle de 1974 !), un Panic In Detroit formidable, intense et pourtant swinguant, peut-être même supérieur à la version studio : au-delà du plaisir que l’on y prend, cette réussite valide à elle seule la fusion que Bowie tente de faire cette année-là entre son passé de rocker blanc et son futur de soul man. Incroyablement, même le long solo de guitare d’Earl Slick fonctionne ! Quel regret a posteriori que toute la setlist n’ait pas bénéficié du même niveau d’inspiration ! Big Brother, dans la foulée, tient bien la route, et on repart pour un très beau tour de manège avec Time, qui, malgré la voix bien abimée de Bowie, garde toute sa grâce et est littéralement illuminé par le piano de Garson : la magie bowienne, enfin !

On est ramené ensuite à la triste réalité du « Diamond Dogs tour », avec un The Width of a Circle complètement déplacé dans ce contexte, huit minutes lourdingues, à côté de la plaque, pénibles pour quiconque a un jour adoré The Man Who Sold The World. The Jean Genie, en dépit de breaks bluesy peu pertinents, fait quand même plaisir à entendre. Ce qui n’est pas le cas du Rock’n’Roll Suicide final, version soul, vocalement excessive, qui tombe du mauvais côté de la frontière entre émotion et performance gratuite…

Quelques semaines seulement après ce concert au Tower Theater de Philadelphie, Bowie mettait fin à cette tournée Diamond Dogs aux USA, et se lançait dans l’enregistrement de Young Americans, un album essentiel, qui allait officialiser le « nouveau Bowie ». Il reprendrait ensuite sa tournée, en se débarrassant de tous les excès scéniques et de la théâtralisation ridicule qui la caractérisaient jusque-là : rebaptisée « Soul Tour », cette nouvelle série de concerts confirmait que Bowie, même mal en point, avait bien pris conscience de l’impasse dans laquelle il s’était engagé. Et qu’il avait décidé d’en sortir « par le haut » !

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