Poussières d'étoile : "Ziggy Stardust" de David Bowie (1972)
En préambule :
Voilà la première grenade à fragmentation qui m'était personnellement destinée (ou plutôt, c'est comme çà que je peux analyser les choses, tant d'années après) : la menace de la mort... dans cinq ans, donc, douce délivrance, avant 20 ans ; l'angoisse du sexe, ici indicible mélange de fascination et de répulsion ; la lucidité trop tôt acquise quant à la réalité, et, pire, quant à l'absolu leurre que constituent les rêves et les illusions, eux aussi tragiquement destructeurs. Tout mon apprentissage était résumé là, sans détour et sans concession. L'histoire de Ziggy Stardust, on n'en sort jamais vraiment.
L'histoire vraie :
On est le 5 juillet 1972, et comme chaque semaine, toute la jeunesse anglaise est devant son poste de télé pour regarder Top of the Tops, l’émission de pop / rock anglaise incontournable pour quiconque s’intéresse à la musique (même si les chansons sont largement interprétées en playback !). Apparaît alors dans l’étrange lucarne un véritable extraterrestre, portant fièrement des cheveux roux hérissés, une tenue arc-en-ciel, et des bottes rouges : David Bowie chante Starman. Une formidable chanson pop, d’ailleurs, mais là n’est pas vraiment le point. Le point, c’est que dans tous les foyers britanniques entrent l’androgynéité, la bisexualité. Sans que personne ne soit réellement choqué, car Bowie a compris quelque chose que personne d’autre avant lui n’avait saisi aussi intimement : n’importe quel homme, aussi hétéro soit-il, peut tomber amoureux d’un homme s’il ressemble à une femme. L’important est la Beauté. Cette beauté irréelle, que Bowie a, et qu’il nous vend comme d’origine extra-terrestre… Que des millions d’adolescents, mais aussi d’adultes, quelle que soit leur orientation sexuelle, vont immédiatement embrasser.
Starman est le premier single extrait de The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, le cinquième album studio de David Bowie. L’un de ces quelques disques de rock qui vont profondément changer la société. Un album que l’on peut voir a posteriori comme l’un des points de départ de la reconnaissance de la culture gay et transsexuelle en Occident. Un album extraordinaire, qui fait de l’avis (à peu près) général partie des meilleurs disques du genre jamais enregistrés. Mais aussi un disque qui, au-delà de ses ambitions de (faux) concept-album et de (encore plus faux) opera-rock, s’avère profondément intime, qui va accompagner durant des années durant le développement d’adolescents autour du monde qui se sentent « différents », et pas seulement sexuellement.
Ziggy Stardust, comme on l’appelle pour simplifier, fut enregistré dans la foulée des titres de Hunky Dory, avec le même groupe (qui sera donc baptisé The Spiders from Mars, mais sans Rick Wakeman parti rejoindre Yes). Enregistré avec la même « facilité » que son jumeau pop : peu de prises, peu de retouches aux versions jouées live en studio, avec un Bowie parfaitement clair, et déterminé quant à ce qu’il veut obtenir. Quand on écoute la perfection du résultat, d’ailleurs, cette spontanéité est stupéfiante, témoignant du niveau de maîtrise atteint par Bowie et son groupe à la fin de 1971 et au début de 1972.
Il faut savoir que, même si Bowie vend son chef d’œuvre (pas encore reconnu comme tel, à l’époque) comme racontant l’histoire d’un extra-terrestre arrivant sur terre, devenant une immense rock star, avant que ses fans le rejettent de manière violente du fait de ses dérives égotiques, ce « récit » a été construit a posteriori en arrangeant l’ordre de morceaux non écrits avec ce narratif à l’esprit. L’idée du personnage de Ziggy, mélange des deux modèles rock qui obsèdent Bowie à l’époque, Iggy Pop et Lou Reed, est venue se greffer sur l’histoire réelle de Vince Taylor, rockeur vénéneux et stylé dont la carrière a tourné au naufrage, et s’est nourrie des préoccupations habituelles de Bowie : son désir de devenir lui-même une vraie star, ses expériences nocives avec le music business, ses obsessions pour les surhommes, le mysticisme, etc.
Ziggy Stardust, que Bowie et ses Spiders ont voulu plus rock que pop, pour leur servir de munitions plus appropriées en live, se compose de onze chansons parfaites : oui, même It Ain’t Easy, la reprise façon space blues d’un titre du chanteur US Ron Davies, qui n’a pas vraiment sa place ici, mais qui fut incluse au dernier moment sur l’album du fait de l’élimination de Velvet Goldmine et de Sweet Head, deux titres enregistrés lors des sessions de Ziggy Stardust mais jugés trop « sexuels », est impeccable. Chacun a sa ou ses chansons préférées, et il est vain d’argumenter sur les qualités relatives des unes et des autres, mais remarquons que l’album bénéficie d’une introduction (Five Years, chronique d’angoisse pré-apocalyptique) et d’une conclusion (Rock’n’Roll Suicide, sacrifice scénique ultime) magistrales, toutes deux construites de manière similaire sur un crescendo émotionnel créé principalement par la voix de Bowie. Et, indiscutablement, Ziggy Stardust est le premier album de Bowie totalement cohérent stylistiquement parlant, ne souffrant plus de ces allers et retours entre des genres musicaux différents qui avaient pénalisé ses prédécesseurs.
Pourtant, honte à eux, les critiques musicaux de 1972 ne perçurent que rarement les qualités révolutionnaires de l’album, critiquant ses textes « qui ne racontaient pas une véritable histoire » et sa forme musicale principale, le glam rock, jugée superficielle et éphémère. Le public, lui, ne s’y trompa pas, et embrassa avec un enthousiasme vite délirant le concept de Ziggy Stardust et le génie de David Bowie. La Bowiemania commençait, et allait frapper très fort. Quatre ans plus tard, les jeunes punks britanniques construiraient une nouvelle musique, révolutionnaire, largement inspirée par ce que Bowie venait d’inventer.
Bowie et ses Spiders from Mars se lancèrent dans une tournée mondiale, qui durera dix-huit mois, durant lesquels les personnalités de David Bowie et de Ziggy Stardust se confondirent, et dont le triomphe amplifiera monstrueusement le succès populaire de l’album. Jusqu’à la date fatidique du 3 juillet 1973, où, à l’Hammersmith Odeon de Londres, Bowie « tua » symboliquement l’envahissante persona qu’était devenu Ziggy. Mais c’est déjà une autre histoire !
Post-Scriptum : la pochette :
Cette photo de Ziggy dans une ruelle londonienne, a marqué tous ceux qui ont eu 15 ans en 1972, et on peut, sans grande crainte de se tromper, la rendre responsable de cet incurable romantisme urbain de notre génération : que de nuits avons-nous passées à arpenter des villes inconnues dans l'espoir chaque fois plus vain, de tomber sur l'extra-terrestre androgyne qui nous prouverait que l'apparence est reine et que mieux vaut rêver son présent, une guitare fluorescente en bandoulière, la tête dans les étoiles et les pieds dans le caniveau. Ziggy Rules !