"Silo" de Graham Yost: les mécanismes du totalitarisme
Dix mille personnes vivant dans un silo vertical de 144 étages, enterré dans le sol et coupé du monde – présenté par les autorités gérant le silo comme toxique, mortel -, dix mille personnes qui n’ont aucun souvenir, aucune idée même de ce que la vie était avant, à l’extérieur : tout ce qui pourrait faire office de mémoire a été détruit lors d’une révolte écrasée dans le sang, et la loi est régie par un texte quasi religieux, qu’il est interdit de remettre en cause, « le Pacte ». Rompre le Pacte, défier les règles, c’est s’exposer à être expulsé, et donc condamné à une mort inévitable, rapide. Un jour, l’épouse du « shérif » (le patron de la police du silo) déclare vouloir quitter le silo, une demande qui la condamne immédiatement à l’exil pour « nettoyer » la vitre – et les capteurs – qui permet de voir le monde extérieur. Et la condamne donc à mort. Accablé par le chagrin, mais soupçonnant que la réalité n’est pas telle qu’on la décrit, le shérif mène l’enquête…
Ce résumé du sujet de la dystopie postapocalyptique Silo, adaptation de Wool (soit « la laine »), un roman en cinq parties de l’écrivain US de Science-fiction Hugh Howey, n’est que le point de départ des dix épisodes de la première saison d’une nouvelle série « de prestige » Apple TV+ (la seconde saison est déjà validée, grâce au succès rencontré par ces dix épisodes). Car, très vite – pas de spoilers ici – les protagonistes changent. Ce démarrage audacieux, ce basculement initial déconcertera sans doute les téléspectateurs peu habitués à de la SF ambitieuse. De la même manière, la minutie des recherches menées par Juliette Nichols (Rebecca Ferguson, excellente comme toujours, dans un rôle plus complexe qu’il ne semble), justifie la longueur de la saison, mais pourra sembler excessive à ceux qui préfèrent l’action à la réflexion.
C’est que Graham Yost, le show runner, a compris qu’’il était indispensable que le téléspectateur s’imprègne de la « culture » du silo, ou plutôt de son absence, – par exemple de l’ignorance totale des habitants vis-à-vis de choses qui nous semblent « naturelles », comme les étoiles, la mer… – pour pouvoir appréhender la difficulté de se libérer d’un gouvernement totalitaire qui a plongé la population dans l’ignorance complète de son passé. De la même manière, des technologies qui nous paraissent évidentes, comme le fait de filmer ou d’enregistrer, n’existent pas dans le Silo, ce qui crée une béance dans la société permettant un contrôle absolu de la part d’un Département de la Justice tout-puissant.
A l’image de nombreux chefs d’œuvre de la grande SF des années 70, Silo est avant tout une réflexion politique et sociale sur les mécanismes du totalitarisme, s’appuyant sur une annihilation de toute culture et de toute mémoire historique : réduite à de simples mécanismes de survie, l’humanité s’enfonce dans une médiocrité docile qui sert les desseins de ceux qui la contrôlent. L’une des grandes réussites de la série TV (qui devait être au départ un film de Ridley Scott, projet abandonné lors de la reprise de la 20th Century Fox par Disney !) est le réalisme de ce monde enterré, avec une esthétique mélangeant les codes du steampunk avec ceux d’une architecture orwello-soviétique : cet univers est profondément claustrophobique, sombre et déprimant (attention, Silo est tout sauf une série réjouissante, elle peut même s’avérer accablante…).
La mise en scène est au diapason, prenant son temps pour nous faire ressentir profondément le trouble profond de ses personnages : on regrette un moment que le Norvégien Morten Tyldum (Headhunters, Imitation Game, Passengers, Défendre Jacob) n’ait pas réalisé la totalité de la saison, tant ce qu’il fait au troisième épisode (Machine), peut-être le meilleur de tous, est remarquable, mais la conclusion de cette saison 1 est superbe de toute manière.
Silo est certes une série plus exigeante que la moyenne des « produits » SF qui encombrent désormais aussi bien les plateformes de streaming que les écrans de nos cinémas, mais c’est une belle réussite, bénéficiant en plus d’une conclusion remarquable, qui donne très envie de voir la suite. Un an à attendre, et pour une fois, c’est malheureux !