"Pre-Code Hollywood" de Jonathan Bree : « Je suis ton monstre ! »
Qui connaît Jonathan Bree ? Ce drôle d’énergumène qui, bien qu’originaire de Nouvelle-Zélande, n’a pas adhéré aux codes de l’indie pop locale, pourtant si féconde, et s’est obstinément accroché aux origines de la pop anglaise « classique » telle qu’elle fut définie – sans doute à jamais – dans les sixties… Ce chanteur qui a décidé un jour d’effacer son visage – pour mieux s’effacer derrière son œuvre, du coup ? – et paraît, même sur scène, entièrement masqué, ganté et perruqué, avec un look, il faut l’admettre, assez effrayant de mannequin pour vitrine de grand magasin… Cet artiste responsable d’une dizaine d’albums où l’on trouve des mélodies régulièrement magnifiques, et toujours stimulantes : avec sa voix grave de crooner dépressif, voire possiblement dérangé, il évoque l’incontournable Scott Walker, mais fait aussi penser au travail de Neil Hannon de The Divine Comedy.
C’est d’ailleurs la première chose qui vient à l’esprit en écoutant City Baby, l’impressionnant morceau ouvrant Pre-Code Hollywood, le cinquième album de Jonathan Bree : c’est magnifique, cette pop symphonique à la profondeur vertigineuse, et ça dégage dès la première écoute une multitude d’émotions contradictoires… voilà un morceau qui doit rendre Neil Hannon jaloux ! Soyons honnêtes, et gérons vos attentes : si tout Pre-Code Hollywood avait été de cette trempe-là, nous tenions un nouveau chef d’œuvre… mais ce n’est pas le cas. Les 9 autres titres de l’album sont simplement excellents, et chacun y trouvera au moins deux ou trois chansons qui illumineront le reste de l’année. Et nous nous en contenterons.
Nous avons utilisé le mot « illuminer », c’est une manière de parler, sans doute peu en phase avec les textes terriblement noirs, ou plutôt uniformément gris des chansons de cet album, qui tend au constat accablé de la vanité de l’existence et de l’impuissance générale. Pre-Code Hollywood, la chanson, légèrement funky, bénéficie de la présence de Nile Rodgers, toujours inspiré, et Bree y ironise avec brio : « Take a sip and recline, let me show you that I’m / Your freak, your freak / Your man of a thousand faces / Your Lon Chaney / Your pre-Code Hollywood / … / Your Gen X slacker zero, your antihero » (Bois une gorgée et allonge-toi, laisse-moi te montrer que je suis / Ton monstre, ton monstre / Ton homme aux mille visages / Ton Lon Chaney / Ton pré-Code Hollywood / … / Ton fainéant zéro de la génération X, ton anti-héros).
When We Met introduit ce qui sera la principale couleur de l’album : on est dans une pop synthétique, tous synthétiseurs dehors, avec chant martial et tout et tout : When We Met aura donc son petit effet nostalgique auprès de toutes celles et tous ceux qui sont assez vieux pour avoir été des jeunes gens modernes en dansant sur du Human League et du Heaven 17. Miss You est très radio-friendly (enfin, si on était encore dans les années 1980) avec la guitare virtuose de Nile, et la voix de Princess Chelsea, sans même parler du gimmick de synthé accrocheur : peut-être qu’un peu plus d’énergie aurait rendu le titre plus tubesque, plus propice à se trémousser sur le dance floor, mais on sait bien depuis le temps que Bree préfère la langueur et l’ambiguïté à l’énergie et à la fête.
« Maybe it’s nice to be someone / Nice to feel adored / But maybe you shouldn’t push so hard / Take care of yourself, babe / We’ll all be forgotten / Eventually, babe » (Peut-être que c’est bien d’être quelqu’un / C’est bien de se sentir adoré / Mais peut-être que tu ne devrais pas essayer aussi fort / Prends soin de toi, bébé / Nous serons tous oubliés / Finalement, bébé) : We’ll All Be Forgotten explicite plus encore la philosophie de Bree, qu’on peut résumer en trois mots : « A quoi bon ? ». On est loin des winners privilégiés par la société du fric et du succès, et ça rend le titre plus sympathique, mais aussi plus émouvant.
« I am the king of this couch / Why waste time with someone else ? » (Je suis le roi de ce canapé / Pourquoi perdre du temps avec quelqu’un d’autre ?) : la définition de l’épicurisme par Jonathan Bree. Puisque la fin du monde est proche et inévitable, autant admettre que l’on n’est jamais aussi bien que renfermé chez soi, à commander tout ce qu’on veut en ligne. Bree est-il sérieux ? Critique ? Cynique ? Après tout, peu importe, Epicurean est un adorable moment de beauté paradoxale, avec ses chœurs féminins qui confirment que le paradis, en attendant l’effondrement, est à porter de notre main.
« I’m just a man who needs a dog who needs me » (Je suis juste un homme qui a besoin d’un chien qui a besoin de moi) : Policits enfonce le même clou, avec une résignation qui fait mal, car la foi dans la politique et les politiciens ayant disparu, nulle chance de sauver le monde.
Retour à la synth pop eighties avec You Are The Man, le chant profond, sombre, sur des beats et des synthés tantôt épiques, tantôt minimalistes, est magnifique, et la chanson – bien que toujours aussi pessimiste, voire paranoïaque (« They want what you’ve got » – Ils veulent ce qui est à toi) – est l’une de celles qui accrochent le plus dès les premières écoutes.
Rupture de ton avec le délicieux Destiny, très proche de ce que fait Baxter Dury, que nous rappelle l’électronique légère et la combinaison magique voix féminine-voix masculine (Princess Chelsea, à nouveau). Il reste que les paroles sibyllines, semblent suggérer qu’une voix féminine entendue à la radio peut être un ersatz d’amour pour notre solitaire : toujours pas très gai.
Pre-Code Hollywood se referme comme il s’est ouvert, avec le très cinématographique Steel and Glass, qui est plus un coda qu’une chanson à part entière, bouclant avec City Baby un grand disque dépressif, qui s’inscrit parmi les plus belles réussites de Jonathan Bree.