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Le journal de Pok
19 avril 2023

"Acharnés" de Lee Sung Jin : la guerre est déclarée…

Beef affiche

Si une chose est certaine, aux USA comme ailleurs – chez nous aussi -, c’est que le niveau d’agressivité dans nos relations sociales, dans nos interactions quotidiennes s’est élevé de manière effrayante au cours des dernières décennies. Les sociologues, les psychologues, les politologues dissertent sur ce phénomène sans réussir à s’accorder sur ses causes, même si ses conséquences nous font souffrir chaque jour d’avantage. On se souvient que l’un des premiers traitements du sujet dans le cinéma populaire fut le fameux Chute Libre en 1993, qui montrait Michael Douglas péter les plombs dans un embouteillage de Los Angeles, et se lancer dans une sanglante traversée à des différentes couches sociales de la ville. Le film n’était pas bon, mais il était pertinent, même s’il se terminait par une réponse lénifiante : si cet homme se comportait ainsi, c’est qu’il était un déséquilibré (On peut remarquer que la même logique était à l’œuvre dans le tout aussi médiocre Enragé, avec Russell Crowe).

La grande force du magnifique scénario écrit par Lee Sung Jin, brillant scénariste d’origine coréenne, pour Acharnés (Beef en VO, c’est-à-dire la dispute) est d’avoir la lucidité d’affronter la réalité de ce phénomène. De s’interroger sur les sources de cette violence croissante qui ne demande qu’à exploser à la moindre occasion, avec des conséquences qui sont la plupart du temps anodines… mais pas forcément. De considérer les différentes situations sociales (de ceux qui luttent en permanence pour pouvoir vivre décemment, ou, à l’opposé de ceux qui se perdent dans des jeux de pouvoir et de manipulation), les problèmes psychologiques les plus communs (des parents incapables de donner de l’amour à leurs enfants aux conjoints infidèles en passant par les enfants ingrats), et bien entendu l’immense pression sociale (le besoin de réussir, de séduire, de briller sur les réseaux sociaux…). Acharnés creuse dans chacun de ses dix brillants épisodes dans le passé et le présent de ses deux protagonistes principaux les racines du Mal, tout en nous exposant les conséquences de quelques minutes de violence, de perte de contrôle.

Car, pour un (petit) accident évité sur un parking de centre commercial, Amy Lau – business woman qui connaît un grand succès et espère toucher le jackpot en vendant son entreprise, et qui est mariée au fils aisé d’un célèbre artiste japonais – et Danny Cho – petit entrepreneur malchanceux, à deux doigts de la faillite, mais également « incel » convaincu – vont entrer dans une hallucinante spirale de haine, qui va peu à peu détruire la totalité de leur existence. Exagéré ? Pas vraiment, hormis sans doute dans un avant-dernier épisode (The Great Fabricator) à la violence absurde digne de l’univers des Frères Coen : car la force de l’histoire que nous raconte Acharnés, c’est bien son imparable logique. Chacun des deux protagonistes va prendre une succession de mauvaises décisions, ma plupart quasi-insignifiantes, mais dont l’accumulation va créer un chaos totalement destructeur.

Est-ce la culture coréenne de Lee Sung Jin, mais il pratique dans Acharnés le mélange de genres comme on ne le voit guère que dans le cinéma du Pays du Matin Calme… Au cours d’un épisode, on passe sans avertissement de la comédie légère au drame cruel, du thriller à suspense au burlesque, de l’introspection psychologique la plus attentive à la réflexion existentielle la plus fondamentale. L’ampleur de ces variations d’atmosphère, de style, de rythme est telle que certains téléspectateurs seront probablement trop déroutés pour aller jusqu’au bout de Acharnés, mais le confort de nos certitudes n’est certainement pas ce qui préoccupe Lee Sung Jin, qui nous refuse la sérénité de pouvoir juger et condamner les personnages de ce drame aussi incompréhensible que parfaitement réaliste !

Pour relever le défi de donner vie à des personnages aussi complexes, totalement adorables et totalement détestables à la fois, Lee Sung Jin a fait le meilleur choix possible : d’une part, Steven Yeun, magnifique acteur coréen connu globalement depuis The Walking Dead, est meilleur que jamais, et plus que troublant d’ambigüité, entre innocence et abjection ; de l’autre, la bien moins célèbre Ali Wong, d’origine sino-vietnamienne, qui réussit à être totalement « vraie » en alignant grimace sur grimace. Le « couple » de duellistes qu’ils composent a une dynamique interne diabolique qui porte constamment Acharnés vers l’excellence.

A noter, car c’est exceptionnel dans une série TV, le remarquable travail de la Production Designer Grace Yun, sur les objets d’Art – peintures, sculptures, meubles, décorations, architecture – qui jouent un rôle central dans la vie d’Amy, et donc dans l’intrigue (ces « produits » d’un Art « supérieur » incompréhensible au prolétariat coréen, sont probablement dans la série les meilleurs marqueurs de la lutte des classes sans pitié à laquelle nous assistons)… Les « title cards » de chaque épisode sont de véritables merveilles, dans un style évoquant Francis Bacon, contribuant au malaise que diffuse la série.

Acharnés se termine par un dernier épisode encore plus déstabilisant que tout ce qui a précédé, et est donc la conclusion parfaite (ne manquez pas les – littéralement – trois dernières secondes avant l’écran noir final !) à une mini-série remarquable à tous points de vue.

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