"Eye Contact" de Simon Beuret : le voyeur, en bleu
Simon Beuret est un voyeur. Il nourrit son obsession du dessin par une autre obsession, observer sans être vu les gens qu’il croise dans la rue. Il les suit, les espionne, en évitant à tout prix le contact visuel, cet « eye contact » qui risque de le révéler à sa… proie. On peut penser à Mark Lewis, le cinéaste du Voyeur de Michael Powell, qui a besoin insatiable de cadrer les jeunes femmes qu’il rencontre dans le viseur de sa caméra. Heureusement, Simon, à la différence de Mark, ne tue pas ses « victimes ». Au contraire, il les abandonne une fois qu’il leur a volé ce qu’il cherchait, ce qu’il voulait retranscrire dans son dessin : leur singularité, leur âme en quelque sorte.
Eye Contact est un drôle de bouquin, et une drôle d’histoire : elle commence par une longue – trop longue sans doute – description des techniques de détective privé en filature qu’il utilise pour suivre ces inconnus et inconnues qui captent son attention, qui lui semblent dignes de son intérêt. Et puis un jour, quelque chose advient, la rencontre « de trop », qui va faire basculer le dessinateur dans un monde différent, mais tout aussi fantasmatique. Une jeune femme dont il n’a pas réussi à représenter correctement les yeux, le repère. Et se met à jouer avec lui, comme une chatte joue avec un petit rat. Est-ce le début de quelque chose de nouveau pour notre étrange obsédé ?
Eye Contact a quelque chose du polar fantastique, navigant dans les eaux troubles d’une semi-réalité quotidienne contaminée par des être fantastiques, dont on ne sait pas s’ils sont issus de l’imagination des protagonistes ou sont simplement des gens « ordinaires » surpris dans des situations extraordinaires. Eye Contact reprend aussi les codes classiques de la comédie hollywoodienne format « boy meets girl », avec ce fameux long chemin « bressonien » qu’il faut parcourir pour arriver jusqu’à l’autre.
Eye Contact est surtout, on le réalise assez vite, une célébration – pas toujours extatique, au contraire même – du travail du dessinateur qui doit donc regarder, observer ses semblables, avant de pouvoir réaliser ce dessin qui exprimera et transcendera en même temps leur réalité. En tant que telle, Eye Contact a aussi le charme d’un « work in progress », pas tout-à-fait parfait, pas tout-à-fait finalisé, avec, inévitablement, cette fin ouverte à tous les possibles, à toutes les nouvelles aventures, qui s’impose pour ne pas clore un tel récit.
Le dessin de Simon Beuret est à l’unisson de son sujet, à la fois suffisamment précis pour assurer une parfaite lisibilité et assez imparfait pour que l’esquisse demeure, pour que le fait qu’il ait été, quelque part, volé à une réalité observée subrepticement, corresponde au sujet de Eye Contact. Le bleu qu’a choisi Simon Beuret pour colorer uniformément son livre à la fois quelque chose de nocturnal, et donc inquiétant, mais aussi de paradoxalement agréable, douillet presque.
On le voit, Eye Contact est un concept tout autant qu’une BD. Son imperfection même – le lecteur trouvera certainement des choses à lui reprocher – fait partie de ce projet original, et passionnant.