"Nothing Special" de Will Sheff : la beauté d’une vie ordinaire ?
Le premier album solo de Will Sheff, ex-seul maître à bord de son exemplaire Okkervil River, est-il vraiment un album solo ? Ou est-ce seulement, dans un format similaire, car Will est ici entouré comme avant d’une pléthore d’amis fidèles et de musiciens qui se plient à sa vision, le constat définitif, déjà annoncé en 2016 avec RIP Okkervil River alors que le groupe existait toujours, qu’une page doit être tournée dans sa vie ? Et c’est peut-être le décès de son ami (et complice musical) de longue date, le batteur Travis Nelsen, qui a servi de déclencheur à cette prise de conscience…
Au milieu de la seconde chanson, la superbe In the Thick of It, Sheff balance cette phrase, ironique (ou pas) et terrible : « You give me a dollar / I’ll do some or all / Of my perfectly middlebrow blues » (Si tu me donnes un dollar / je jouerai tout ou une partie / De mon blues à d’un niveau parfaitement moyen). Comme un écho à ce titre de l’album, Nothing Special, Will en est-il arrivé au point où il n’est plus fier de sa musique, et est entré dans une spirale dépressive d’autodépréciation ? Lui qui s’interrogeait, la dernière fois que nous l’avons rencontré, sur l’avenir du métier d’artiste, a-t-il perdu tout espoir dans l’avenir, ou pire encore, dans son propre talent ?
La chanson Nothing Special, construite sur l’une de ces ritournelles répétitives qui étaient la marque des grandes chansons de Okkervil River, précise mieux l’état d’esprit de Sheff, endeuillé et sans doute résigné, après la disparition de Nelsen : « Sit by my side, so close / And I’ll tell you all I know / I don’t mind if you’d like to repeat / It’s time to say it’s done / I’m not getting what I want / When I’ve lost it, I’m finally free / To be nothing special / Oh, it’s nothing » (Assieds-toi à mes côtés, tout près / Et je te dirai tout ce que je sais / Ça ne me dérange pas si tu veux répéter / Il est temps de dire que c’est fait / Je n’obtiens pas ce que je veux / Quand je l’ai perdu, je suis enfin libre / N’être rien de spécial / Oh, ce n’est pas grave…). Sans doute y a-t-il une forme de libération aussi dans cette réalisation que les rêves que nous caressions dans notre jeunesse ne se réaliseront pas, que la Musique ne sauve plus de vies. Et que, en dépit de tout son talent de musicien et surtout d’écrivain, Will Sheff n’entrera pas dans la légende, ni du Rock, ni de la littérature. Et que ce n’est pas grave.
La plupart des titres de Nothing Special sont calmes, occasionnellement très calmes même, et longs (parfois trop, Holy Man peine à nous passionner pendant ses plus de 8 minutes). Ils se déploient dans une atmosphère réflexive qui demandera à l’auditeur d’être dans le bon état d’esprit pour mieux en profiter… Heureusement, les chansons sont portées par des mélodies réussies (avec en premier lieu, l’accrocheur The Spiral Season !), et, bien entendu, par les vocaux parfaits de Will – paradoxalement, pour un album solo, souvent en retrait. Et chacune a sa propre saveur, sa propre couleur, sa singularité, conférant à l’album une plus grande variété de tons qu’il peut sembler au premier abord.
Like The Last Time, par exemple, se distingue par des solos de guitare flamboyants et un chant plus exalté durant de grandes pointes de lyrisme, qui pondère la vision pessimiste du texte : « Heavy hearted refugee / Nothing radiant than infinity / Universal amputee / Everyone’s in on the atrocity » (Réfugié au cœur lourd / Rien de plus rayonnant que l’infini / Amputé universel / Tout le monde est dans l’atrocité).
Et Evidence clôt ce disque aux couleurs automnales (certes, l’automne de la vie plus que l’automne flamboyant célébré dans Away !) dans des tonalités soul – déjà présentes dans Enstrangement Zone – inhabituelles pour Will Sheff. Et qui laissent entendre que, bien sûr, on parle finalement ici plus d’un nouveau départ que de la fin d’une époque.