"De Todas las Flores" de Natalia Lafourcade : « Que toutes les douleurs se transforment en poussière ! »
Il est triste de l’admettre mais la connaissance de (sans même parler de l’intérêt le plus élémentaire pour) la culture latino-américaine est proche du degré zéro en France. En musique, c’est sans doute encore plus navrant que dans les autres domaines artistiques, étant donné la force, la beauté et l’originalité de la création musicale sur le continent sud-américain, ainsi qu’au Mexique. Le cas Natalia Lafourcade peut servir d’exemple parfait en la matière : l’immense chanteuse mexicaine (d’origine franco-chilienne), probablement la plus grande voix féminine du continent américain, et par extension du monde, a eu à peine droit à quelques critiques éparses, souvent rapides, dans la presse française à la sortie le 28 octobre dernier de son nouvel album, De Todas las Flores.
Cet album, produit par Adán Jodorowsky (pas moins que le fils du génie chilien Alejandro Jodorowsky), est pourtant le premier album de Lafourcade comprenant du matériel nouveau en près de sept ans. Il est vrai que la chanteuse a bâti sa réputation sur sa capacité à couvrir un vaste terrain entre avant-garde expérimentale et musique traditionnelle, ce qui a tendance à égarer un public qui ne guère doit connaître la « chanson de Coco » (le film Pixar qui lui a valu un Oscar pour Remember Me). Et il est vrai que l’entrée dans De Todas las Flores n’est pas des plus aisées : après une intro tapissée de cordes, Vine Solita ne caressera pas dans le sens du poil le touriste à la recherche de sonorités « folkloriques » ou traditionnelles: « A este mundo vine solita / Solita me voy a morir / Cuando camino, sólo respiro / Percibo conmigo / valientes mis pies » (Je suis venu au monde seule / Seule je vais mourir / Quand je marche, je ne fais que respirer / Je perçois avec moi / Ce sont mes pieds qui sont courageux). On a affaire ici à une artiste ambitieuse, intransigeante même parfois dans sa démarche. Qui demande une coopération totale de l’auditeur pour pénétrer le mystère de ces chansons parfois très noires.
« Je l’ai écrit en 2018, après une rupture amoureuse. Une relation qui a commencé avec passion et feux d’artifice, puis s’est détériorée dans l’agonie et l’autodestruction. Parfois, nous devons vivre de tels moments afin de comprendre que l’amour est plus étroitement lié à la relation que nous honorons avec nous-mêmes. » déclarait Lafourcade dans un interview à propos de De Todas las Flores.
D’un autre côté, n’exagérons pas, tout n’est pas sombre et hostile dans cette heure de musique, qui sait s’ouvrir sur des expériences plus plaisantes, moins difficiles. Parajaito Colibri est une merveille de délicatesse et marque un net retour vers l’espoir : « Pajarito colibrí, no tengas miedo de salir / Hoy el mundo quiere que despiertes para ser feliz / Pajarito colibrí, no tengas miedo de vivir / Que la noche oscura y misteriosa baila para ti » (Petit colibri, n'aie pas peur de sortir / Aujourd'hui le monde veut que tu te réveilles pour être heureux / Petit colibri, n'aie pas peur de vivre / Laisse la nuit sombre et mystérieuse danser pour toi).
L’album offre ainsi toute une palette d’émotions et de références musicales différentes : Llévame viento caresse les dissonances free jazz, El Lugar correcto a des allures de classique de la comédie musicale (avec même un passage parlé en français…), Caminar bonito fait un détour sensuel par la musique brésilienne, le tout créant un sentiment subtil de déséquilibre autant que de profusion.
Maria la Curandera, avec son déhanchement sensuel, pourrait même être un tube, tant c’est une chanson à la mélodie accrocheuse : c’est clairement le moment le plus immédiat de l’album, celui qu’on vous conseillera de faire écouter à ceux qui se déclarent réfractaires, tant son refrain est capable de mettre les larmes aux yeux de quiconque a un minimum de cœur. « Que se vuelvan polvo, que se vuelvan polvo todos los dolores / Que los queme el fuego, que los queme el fuego y vengan nuevas flores » (Que toutes les douleurs se transforment en poussière, qu’elles se transforment en poussière / Que le feu les brûle, que le feu les brûle et que de nouvelles fleurs apparaissent !). Sublime.
Muerte, en dépit de son titre, est un autre chant d’espoir, enchanté même dans un esprit de jazz cubain sur lequel Lafourcade récite une sorte d’incantation – paradoxale - à la Vie : « Le doy gracias a la muerte por enseñarme a vivir / Por invitarme a salir a descifrar bien mi suerte / Tomando mi mano fuerte, llenándola de vida / Es como del mal me cuida porque al presente me aferra » (Je remercie la mort de m'avoir appris à vivre / Pour m'avoir invitée à bien déchiffrer ma chance / Serrant très fort ma main, la remplissant de vie / C'est comme si elle s'occupait du mal en moi parce qu'elle m’accroche au présent).
L’album se referme sur une élégie, un adieu infiniment touchant à un neveu récemment décédé : « Nicolás, que las olas rompan / Que se lleve el viento nuestro llanto y dolor / Nicolás, que tormentas caigan / Y en las estrellas te encontremos por favor » (Nicolás, que les vagues se brisent / Que le vent emporte nos larmes et notre douleur / Nicolás, que les tempêtes tombent / Et que dans les étoiles nous te trouvions, s'il te plaît). Cette merveille d’émotion nue sonne comme le couronnement ultime d’une artiste exceptionnelle.