"Ode" par Stephan Eicher : une histoire d'amour qui ne finirait pas mal...
Revenons encore une fois sur cette histoire, qui ressemble à une histoire d'amour : on est en 1985 et un drôle d’énergumène, qui se présente plus ou moins comme un gitan suisse, invente (presque) l’électro qui triomphera plus de 30 ans plus tard en France : bon, on exagère un peu, Stephan Eicher s’inscrit en fait dans une tradition électronique new wave, mais sans faire allégeance à la pop anglaise, puisqu’il s’inscrit dans la tradition d’une certaine chanson européenne, chantée en français, en allemand, en italien, en romanche (et aussi en anglais). Eicher récolte un mini-tube avec Two People In a Room, ce qui ne l’empêche pas de passer au rock plus traditionnel, balançant symboliquement ses disquettes (quelqu’un ici se souvient des disquettes ?) dans le public. En 1989, grâce en particulier à sa rencontre avec Philippe Djian qui lui écrit des paroles de chansons – souvent remarquables, il faut l’admettre -, le succès populaire massif survient : Déjeuner en Paix marque l’année en nous faisant oublier les trop pleins d’angoisse de l’actualité (Tian’anmen, l’effondrement du bloc soviétique…). La suite, c’est une sorte d’inflation commerciale qui peu à peu nous prive de l’intimité que nous pensions chacun d’entre nous avoir avec l’helvète chantant…
Et puis, comme dans toutes les histoires d’amour, l’usure s’impose : on se perd de vue, à la fois lassé de partager l’autre avec trop de gens et avide de rechercher de nouvelles expériences. Le temps passe. Près de trente ans en fait. C’est le superbe, presque sublime album Homeless Songs qui nous ramène à Eicher, dont nous découvrons qu’il n’a jamais arrêté de chercher de nouveaux sons, de nouvelles expériences : respect, réconciliation.
3 ans après Homeless Songs, sort Ode, drôle d’objet construit à partir de deux EP différents sortis dans l’année (Autour de ton cou et Le Plus léger du Monde), auxquels s’ajoutent de nouveaux titres. Djian est toujours là aux textes, et l’écrivain suisse Martin Suter – avec lequel Eicher collabore aussi depuis un moment – se charge des paroles de la seule chanson qui ne soit pas en français, Lieblingsläbe. Musicalement, l’écart entre les deux EP, l’un très « chanson » avec une orchestration dépouillée, et l’autre plutôt Rock, années 80 même, c’est-à-dire ne faisant pas toujours dans la subtilité, saute aux oreilles dès la première écoute. Et puis, les tentatives de Stephan de chanter plus haut (au rebours de la tendance habituelle des chanteurs d’aller plus bas du fait de l’âge) nous désarçonnent un peu (Rêverie). Il faut être sincère, malheureusement, Ode traduit parfois une sorte de retour aux affaires habituelles de la part d’Eicher, après les procédures judiciaires contre Universal, après la rupture causée par la pandémie, forcément difficile pour un artiste très actif sur scène, et après l’expérience émotionnelle de Homeless Songs. Il est par exemple difficile d’avaler un Ne Me Dites pas Non Pt2 aux allures de remake du Déjeuner en Paix revu par le Paul Simon de Graceland. Mais est-ce que certaines maladresses décevantes font pour autant de Ode un disque « ordinaire » ?
Non, car ce qui distingue très vite Ode du tout-venant, c’est cette détermination à aller vers la vie, vers la couleur, vers la joie, à lutter contre la grisaille du monde, après deux ans de doutes, d’isolement, de deuil aussi : et ça, ça fait du bien, indiscutablement, même si l’on parle ici d’un effort, pas forcément d’un succès, la tristesse restant prégnante. Et puis, il y a ces textes de Djian qui portent chaque morceau, même le plus « classique » vers quelque chose de différent : prenez la célébration un peu lourde du Rock dans l’emphatique Le Plus léger au Monde, comment ne pas se réjouir d’une phrase comme « A chaque chose, y'a un cadeau / C'est juste l'emballage qui fait chier / On a beau essayer / On arrive à peine à enlever ce joli papier » ? Plus loin, sur le magnifique Autour de ton Cou, la collaboration Djian – Eicher fonctionne à nouveau de manière maximale pour une description bouleversante de nos souffrances : « C'est pas moi qui serre autour de ton cou / C'est dans l'atmosphère / C'est bien fait pour nous / Si nous manquons d'air / Si nous devenons fous / … / C'est pas moi qui serre au tour de ton cou / C'est comme une vipère qui sort de son trou ».
Et après tout, personne n’est parfait, non ? Finalement, tant qu’il pourra nous offrir des moments de pure beauté, de lumière comme ce Je Mentirais Disant (« Je te mentirais disant / Qu'un horizon se lève / Un soleil majestueux / Que brille le firmament / Mais combien d'accords avons-nous passés / Toi et moi ? / Allons-nous recommencer / En nous ce déclin ? ») : cette description tellement lucide du combat quotidien qu’est l’Amour, et au-delà, qu’est la Vie, constitue certainement la meilleure de toutes les raisons de poursuivre notre histoire d’amour, de redevenir fidèle à Stephan Eicher.