"Only the Strong Survive" de Bruce Springsteen : confiné, délivré...
Seuls les forts survivent ! Mais qu’est-il arrivé à notre vieux Boss, défenseur de la veuve et de l’orphelin opprimés par les méchants capitalistes ? Serait-il passé du côté obscur de la force ? Croit-il à son tour qu’il faille « make America great gain » ? Non, rassurez-vous, Only the Strong Survive n’est qu’un titre de chanson, un classique de la soul américaine (chanté à l’origine par Jerry Butler) que Bruce Springsteen reprend sur son second album de covers (après celui consacré à Pete Seeger), soit un exercice auquel il se livre rarement, malgré le fait qu’il ait toujours honoré sur scène les artistes, blancs mais la plupart du temps noirs, qui l’ont inspiré depuis son plus jeune âge.
Immédiatement après, un second doute vient forcément à l’esprit : est-ce que ce n’est pas là un exercice un peu complaisant d’artiste qui n’a plus grand-chose à dire ? Et ce d’autant que certains titres, à l’orchestration pour le moins chargée, évoquent plus les paillettes et l’artificialité de Las Vegas qu’elles ne dégagent de senteurs fortes des rues de New York, Chicago, Memphis ou Detroit… (On imagine bien un The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore interprété dans la salle d’un casino par un King obèse lors de ses dernières apparitions…). Il est donc facile à première écoute de considérer ce Only the Strong Survive comme un pas de côté – maladroit et donc dispensable – de la part de l’une de nos idoles jusque là intouchables. Sans le E Street Band qui aurait su apporter de la substance à ces reprises, on a souvent l’impression d’être dans des relectures inutilement fidèles des originaux : ce n’est pas un petit clin d’œil dans le texte par-ci, une petite injection de second degré par là qui vont réellement secouer le cocotier.
Mais Springsteen avait-il la moindre intention cette fois de nous étonner, voire de nous embarquer dans l’une de ses habituelles épopées socio-politiques ? Ayant chanté ces chansons, qui sont toutes, qu’elles soient célèbres ou non, des chansons qu’il aime, durant le confinement, il a seulement voulu rendre un hommage à ce rhythm’n’blues, à cette soul classique qui l’ont accompagné durant toute sa vie, et qui ont formé ses goûts, en respectant le plus possible leurs codes, leurs sonorités, leur… âme. Et le travail d’accompagnement (il joue la plupart des instruments sur l’album) et de production de Ron Aniello, complice désormais essentiel du Boss, est ébouriffant. Mais ce qui frappe le plus, finalement, c’est la variété du registre vocal de Springsteen, qui dépasse régulièrement ici le spectre habituel de ses albums : le voilà chantant, criant, grommelant, soupirant, susurrant, pestant, râlant, suppliant, avec ce que l’on pourrait presque qualifier d’histrionisme (écoutez la version presque hystérique de Turn Back the Hands of Time !) s’il ne s’agissait dans le fond que l’expression sans réserve d’un plaisir d’interpréter une musique qu’il aime profondément.
Alors qu’y a-t-il de réellement mémorable au milieu de ces quinze morceaux chantés avec un mélange de dévotion et de technique ? Disons que chacun y trouvera une poignée de chansons qu’il habitera de ses propres fantômes, de ses propres fantasmes : Nightshift, des Commodores, peut-être, qui dégage une tendresse presque surnaturelle ? Do I Love (Indeed I Do), de Frank Wilson, parce que l’on y perçoit une joie irrésistible ? I Wish it Would Rain, parce qu’il s’agit d’un morceau qui, en dépit de son évidente « charge soul », n’aurait pas choqué au milieu de Born to Run ou de Darkness on the Edge of Town ? I Forgot To Be Your Lover parce que c’est un slow grand style et pur sucre, et qui rappellera donc aux plus vieux une époque où on dansait dans les bras l’un de l’autre, sur lequel Sam Moore vient donner un coup de main bienvenu ? Someday We’ll Be Together, parce que c’est, en dépit de ses cordes synthétiques envahissantes mais grâce à ses amples chœurs féminins, une parfaite chanson « feelgood », garantie pour faire entre le soleil dans les moments les plus sombres ?
Finalement, peut-être que le plus agréable ici, au-delà de la qualité objectivement inattaquable de ces reprises, c’est le sentiment de liberté, de jeu, de plaisir de chanter, que dégage l’album. Voici un Springsteen un instant délivré de toute la responsabilité écrasante d’être et de rester le « Boss » en dépit des années qui passent.
On est heureux pour lui.