"Dahmer" de Ian Brennan et Ryan Murphy : un biopic d’exception sur un sujet délicat et risqué
On peut se sentir légitimement gêné par la fascination, qui ne se dément pas, dans le grand public pour les tueurs en série… une fascination sur laquelle capitalise la plateforme Netflix, toujours à l’affût des meilleures opportunités. On peut aussi, comme certaines critiques qui se sont déjà élevées contre Dahmer (Monstre : l’histoire de Jeffrey Dahmer), déplorer à certains aspects terriblement malaisants d’une minisérie qui ose tout (sans pour autant se vautrer dans des excès gore, il est important de le souligner…). Regardons-la plutôt comme un objet artistique, une œuvre dramatique originale, sans l’obliger à passer sous les fourches caudines du politiquement correct et de la morale universelle : du point de vue purement cinéphilique, Dahmer est l’une des réussites le plus flagrantes de 2022, et risque de rester longtemps LE film (pardon, LA série TV) de référence en termes de biopic d’un serial killer.
Si le fameux Ed Gein a été très tôt « célébré » au cinéma, et par les meilleurs réalisateurs, de Psychose au Silence des Agneaux en passant par Massacre à la Tronçonneuse, Jeffrey Dahmer n’a pas eu droit à de tels chefs d’œuvre, comme si la dimension et l’horreur des crimes perpétrés – une vingtaine de victimes, du cannibalisme, des collections d’organe, etc. – le condamnait à l’exploitation en série Z… A moins que l’explication de cette différence de traitement ne soit liée au fait que tueur et victimes étaient homosexuels, que les proies de Dahmer étaient principalement issues de la communauté black, ce qui rend le sujet plus délicat, ou plus risqué politiquement parlant.
Et cela nous amène à souligner que l’un des éléments les plus réussis de la série de Ian Brennan et Ryan Murphy est la vision « kaléidoscopique » qu’elle offre du fait divers, en multipliant non pas les points de vue, mais les axes d’analyse : au fil d’épisodes qui parcourent plusieurs fois la chronologie des événements dans tous les sens, sans jamais perdre le téléspectateur, le scénario va prendre le taureau par les cornes sur tous les sujets sensibles. Le regard jeté sur la communauté gay est continuellement bienveillant, franchement empathique même, sans tomber dans les excès woke souvent observés en ce moment : témoin l’épisode 6, Silenced, le plus extraordinaire de tous, qui suit le parcours de l’une des victimes, un garçon charismatique, sourd et muet, dont la bonté et l’enthousiasme semblent un faire flancher les instincts criminels de Dahmer. La veulerie et l’incompétence de la police de Milwaukee (qui est même allée jusqu’à remmener chez Dahmer une jeune victime mineure qui s’était échappée, dans l’un des épisodes les plus cruels de cette saga délirante !) est logiquement brocardée, sans pourtant tomber dans la condamnation caricaturale des figures de la loi. Le plus impressionnant reste la constatation effarante du mépris dans lequel est globalement tenue la communauté noire par les autorités locales – et qui ne changera, un tout petit peu, qu’à la suite de l’intervention médiatisée du Révérent Jackson : cette indifférence et ce mépris permettront clairement à Dahmer de poursuivre ses crimes en toute impunité.
Evidemment, c’est l’aspect psychanalytique qui retiendra le plus l’attention dans la série : comme il est bien plus difficile d’identifier les causes des déviances extrêmes de Jeff Dahmer que celles d’Ed Gein par exemple, la série offre nombre de pistes passionnantes, en particulier au niveau du comportement du père, l’un des personnages clés – et les plus complexes - de la série, superbement interprété par Richard Jenkins. Il faut donc souligner la performance d’Evan Peters, qui incarne un Jeff Dahmer aussi effrayant que profondément touchant dans sa fragilité et ses errances. La réussite de la série lui doit beaucoup…
… mais pas tout, car il suffit de voir les noms prestigieux des différents réalisateurs aux fourneaux (Carl Franklin pour le pilote, Jennifer Lynch, Paris Barclay pour les épisodes 6 et 10, Gregg Araki) pour avoir la confirmation de ce qui rend Dahmer aussi fascinant et, avouons-le, aussi éprouvant : la mise en scène est quasi en permanence à un niveau d’excellence qui rejoint celui du meilleur cinéma.
Contre toute attente, alors que les critiques s’accumulent sur le niveau de qualité générale des productions Netflix, alors que l’hémorragie d’abonnés se poursuit, Dahmer est un magnifique contre-exemple. Ce n’est peut-être malheureusement qu’une exception qui confirme la règle. Il serait en tous cas regrettable pour les cinéphiles de passer à côté d’une telle exception.