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Le journal de Pok
26 mai 2022

"Severance" de Dan Erickson : voyage au bout de l'enfer du bureau

Severance Affiche

Et si "Severance" (« rupture » en anglais, mais le mot est également systématiquement utilisé quand on fait référence au licenciement, au départ d’un employé, ce qui est important…) était tout simplement la meilleure série TV de (vraie) science-fiction qu’on ait vue depuis… on cherche, on cherche, mais on ne trouve pas ? Pourquoi ? Eh bien d’abord parce que le concept qu’elle propose est à la fois presque concevable – la séparation de la mémoire de volontaires en deux éléments distincts, l’un relatif à la journée de travail, l’autre au reste de l’existence : quand on parle d’équilibre entre travail et loisirs, n’est-ce pas une sorte d’idéal (cauchemardesque) ? Et puis on imagine très bien le profit que peut en tirer la société hyper-capitaliste dans laquelle nous vivons : des employés dont l’efficacité professionnelle ne sera pas limitée par des interactions ou même de simples pensées relatives à leur vie familiale, amoureuse, etc. Et une confidentialité garantie quant aux secrets de l’entreprise…

Bien sûr, il ne suffit pas d’une idée brillante pour faire du bon cinéma, il faut aussi une excellente écriture – et c’est le cas avec "Severance", puisqu’on n’observera aucune baisse de tension durant les 9 impeccables épisodes de cette première saison – permettant au d’accompagner pas à pas dans leur quête de la vérité un groupe de 4 employés chargés de MacroData Technology (quoi que soit que ça signifie…) : ces protagonistes « dissociés » de l’histoire vont affronter, volontairement ou non, des révélations terribles quant à leur propre existence, mais aussi aux sombres desseins de Lumon Industries, l’entreprise toute-puissante qui les a privé de la moitié de leur existence.

On sait que depuis les années 70 que la « meilleure » SF classique est celle qui propose un questionnement pertinent – politique la plupart du temps – sur les modèles sociaux actuels, et qui, en extrapolant par rapport à notre mode de vie, en met en lumière les travers, et également les risques : à ce titre, la série de Dan Erickson, scénariste et showrunner débutant (!), produite et partiellement mise en scène par Ben Stiller, dont on retrouve le goût bien connu pour l’absurde à la fois drolatique et effrayant, s’inscrit parfaitement dans la logique d’un 1984. Le culte porté aux grands entrepreneurs de la tech (le modèle Steve Jobs), le souci de certains GAFA de créer un univers protégé / coupé du monde pour leurs employés et leur business, les rituels décérébrants et infantilisants du corporate management, la bonne volonté que nous manifestons tous à notre tour quand il s’agit de nous soumettre à des diktats humiliants, et mille autres choses de notre vie de 2022… tout est là. Et oui, on rit beaucoup en regardant "Severance", mais peu à peu, un sentiment d’horreur absolue nous pénètre, chaque épisode semblant nous enfoncer plus encore dans une version moderne de l’Enfer. Tout en accumulant à la fois des révélations et des doutes propres à nous faire sombrer dans la paranoïa aigüe (et souvent justifiée…), "Severance" prend soin de développer notre empathie vis-à-vis des protagonistes, en posant maintes questions pertinentes sur la nature de l’identité (qu’est-ce qui fait réellement de nous les personnes que nous sommes ?).

Adam Scott, un acteur souvent considéré comme « de seconde zone » trouve ici pour la première fois un (double) rôle où son ambiguïté et sa pusillanimité sont parfaitement exploitées, Britt Lower – actrice TV – s’y révèle, mais c’est, sans surprise, le trio de choc constitué par Patricia ArquetteJohn Turturro et Christopher Walken qui élève régulièrement la série vers les sommets : la délicate histoire d’amour entre Irving et Burt offre, à cet égard, les plus parfaits moments d’émotion au milieu d’une histoire qui aurait pu tomber du mauvais côté du « tout-concept ».

Mais peut-être que, pour une fois, il faut aussi célébrer le « production design » et la direction artistique : l’opposition entre le sombre monde hivernal de la petite ville où vivent les « outies » (exters en français) et les labyrinthes lumineux inhumains des bureaux de Lumon, où sont emprisonnés les « innies » (inters), est tout simplement stupéfiante, et contribue pleinement à l’immersion émotionnelle totale du téléspectateur.

Avec un épisode final redoutable se concluant sur un cliffhanger insupportable, "Severance" a immédiatement gagné le droit de se poursuivre en une seconde saison. On se demande simplement comment réussir à attendre un an…

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