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Le journal de Pok
14 avril 2022

"Contes du Hasard et Autres Fantaisies" de Ryûsuke Hamaguchi : les jeux de l'amour et du hasard

Contes du hasard Affiche

Il convient sans doute d’être prévenu avant de découvrir ces "Contes du Hasard et Autres Fantaisies" de Ryûsuke Hamaguchi : cet assemblage de trois films écrits et réalisés par celui qui semble bien être la plus grande révélation du cinéma japonais depuis plusieurs décennies est antérieur à son chef d’œuvre "Drive My Car". Et peut être regardé comme une sorte de travail préparatoire à ce film, puisqu’on y trouve déjà plusieurs dispositifs narratifs ou formels essentiels à son fonctionnement, et son impact. Cependant, même si l’on ne peut nier que les Contes du Hasard… est objectivement inférieur à "Drive My Car" – moins parfait, sans doute -, on aura absolument le droit d’en retirer tout autant de plaisir, tant intellectuel qu’émotionnel. Le film a d’ailleurs reçu de nombreuses récompenses dans des festivals internationaux, avec en premier lieu le Grand Prix du Jury à Berlin en 2021…

Si l’on veut relier "Contes du Hasard et Autres Fantaisies" à des références, il est difficile de ne pas penser en le voyant à Eric Rohmer (qui est d’ailleurs une influence régulièrement citée par Hamaguchi, et auquel le titre français renvoie de manière explicite), en particulier pour le premier des trois films, "Magie ?" : après tout, cette histoire d’une ex-, décidant deux ans après une rupture, de récupérer son amant qui vient de tomber amoureux (ou pas…) de sa meilleure amie, aurait pu être clairement écrite par le grand Eric, et aurait sans doute été réalisée d’une manière assez similaire, en enchaînant des dialogues à deux personnages dévoilant peu à peu une situation qui culminera (ou pas…) dans une dernière rencontre à trois. C’est un régal, mais c’est aussi sans doute le film le moins bouleversant, le moins stupéfiant des trois.

Avec "la Porte Ouverte", on passe à quelque chose de beaucoup plus retors – une machination visant à compromettre un universitaire qui vient de recevoir un prix pour son dernier roman -, de très érotique aussi – avec la lecture / interprétation d’un long passage du fameux roman, mettant en scène très littéralement la puissance de la littérature par rapport au réel. Et de quasi psychanalytique, puisque le film se termine sur un acte manqué (une erreur dans une adresse mail) débouchant sur une catastrophe pour les protagonistes. C’est certainement, en dépit de l’émouvante magie qui naît de la longue scène de lecture – et de ses conséquences – dans le bureau à la fameuse porte toujours ouverte, le moment le plus sombre des trois films, illustré par une conclusion franchement menaçante et une caméra qui s’engouffre dans un tunnel urbain dont on ne distingue pas l’issue.

"Encore une Fois", le dernier volet de la trilogie (qui est a priori prévue pour être complétée par quatre autres histoires), est le moment de plus pur bonheur : des retrouvailles entre deux « amies » (qui ont été amantes) de lycée, vingt ans après qu’elles se soient perdues de vue, vont déboucher, par la grâce d’un twist assez renversant à mi-parcours (il ne faut rien en dire pour ne pas gâcher le plaisir), sur une mise en scène légère et facétieuse de situations imaginées. Mais ce que nous dit Hamaguchi avec une générosité magnifique, c’est que l’imagination ne transcende pas – affirmation banale et sans grand intérêt – la réalité, mais qu’elle la rejoint, qu’elle l’illustre, qu’elle l’accomplit. Et c’est là d’ailleurs que le très beau scénario de Hamaguchi rejoint les thèmes de Murakami, sur les liens ténus mais finalement puissants entre réalité et imaginaire.

"Les Contes du Hasard…" est en outre un film splendidement féminin : les trois histoires placent les femmes au centre de leurs dispositifs, mais réalisent le tour de force de ne pas éluder le caractère manipulateur des héroïnes – finalement un peu effrayantes – tout en les « rachetant » par la force de leurs émotions amoureuses. Encore une fois, Hamaguchi arpente ici le territoire éminemment rohmérien des “contes moraux”, où la punition ou la récompense finale vaut finalement moins que le trajet éprouvant suivi par l’héroïne.

Formellement, il est indiscutable qu’on est en deçà ici de la splendeur de "Drive My Car" : moins incarné, plus théorique sans doute, moins riche, plus raide, souffrant d’une image plus quelconque, le film se rattrape heureusement grâce à la finesse de son interprétation, et grâce à une poignée d’idées passionnantes de mise en scène – comme le rôle de l’escalator dans le dernier film – qui montrent que, même dans ce qui s’apparente plus à un exercice théorique, Hamaguchi est un grand réalisateur.

 

 

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