"Maigret" de Patrice Leconte : à bout de souffle...
Il nous faut bien admettre que nous sommes allés voir ce "Maigret" en nous réjouissant à l'avance de la haine que nous ressentirions à coup sûr devant une "œuvre" que nous pressentions ringarde, réactionnaire, franchouillarde jusqu'à la nausée : pensez-donc, d'une part un personnage déjà passé par de multiples incarnations, les pires comme les meilleures, et donc détaché dans l'imaginaire générale du génial Simenon, et de l'autre un réalisateur terriblement peu sympathique, un Patrice Leconte dont les rares films regardables ("le mari de la coiffeuse", "Monsieur Hire", tous deux portés avant tout par leurs acteurs) ne pouvaient espérer compenser une interminable filmographie remplie de pellicules médiocres. Avec à l'écran un Depardieu dont les derniers coups d'éclats semblent remonter au siècle dernier, et que sa sympathie pour Poutine discrédite largement en ces jours tragiques... Et puis, ce contexte nauséabond actuel, où la France de l'après-guerre se voit parée de tout un tas de vertus totalement imaginaires par les hérauts de l'extrême droite !
Une heure et demi plus tard, nous sommes sortis de la salle profondément troublés par ce que nous avions vu : un film d'une tristesse terrible, un constat désolant - pas si loin du désespoir le plus noir - sur la société française, non, sur l'humanité toute entière. Un film quasiment immobile - que nombre de spectateurs attendant un polar roboratif trouvent logiquement terriblement ennuyeux -, asphyxié par la grisaille de ses décors rances, ces rues de Paris sales et laides, filmées comme si toute vraie vie en avait définitivement disparu (pour peu qu'il y en ait jamais eu...).
Dans "Maigret", l'inspecteur est gras et lourd, il est à bout de souffle, il est privé de sa bouffarde symbolique, et il carbure au blanc - l'alcool n'est plus un plaisir, plus qu'une couleur rituelle destinée à qualifier l'enquête, à en équilibrer la noirceur, sans doute. Dans "Maigret", les enfants meurent ou s'enfuient loin de leurs parents, les condamnant à une solitude extrême, peuplée de regrets, de remords, ou, au mieux, de fantômes qui leurs ressemblent (aux enfants). Dans "Maigret", le scénario respecte l'énigme ténue de Simenon, sans l'habiller des oripeaux dérisoires du spectacle moderne : pas de vitesse, pas de suspense, pas de tension, pas de surprise. Dans "Maigret", film littéralement désolé, l'encéphalogramme reste plat.
Face à l'abjection et à la passivité des hommes - alcoolisés, haineux, impuissants, désespérés -, les femmes essaient de s'aimer : les mains de la modiste caressent le corps de sa cliente, les jeux saphiques sont une tentation (même si l'homme est toujours là pour assouvir son besoin de contrôle, de puissance). Et à la fin, quand les hommes, ces couards, ont fui, ce sont les femmes qui nettoient ce qui reste à nettoyer, ce sont elles qui prennent les risques physiques, ce sont elles qui décident? Ce sont elles qui meurent : cette France machiste, phallocratique, lâche, des années 50 ne fonctionne, ne survit déjà que grâce à elle. C'est d'ailleurs là une perspective "contemporaine" que l'on pourrait reprocher à Leconte, mais qui honore son film.
Et Depardieu ? Puisque ce Maigret, très simonien, refuse de réfléchir, et préfère observer, qu'il ne veut pas poser des questions, juste écouter témoins et suspects, eh bien Depardieu ne fera RIEN. Pendant tout le film, il est un fantôme qui passe, qui traverse l'image : il se dénude de tout jeu d'acteur, n'exprime aucun pathos, et puis, à la fin, dans un dernier plan, il disparaît. Il n'a peut-être jamais été là. Il est impossible de dire, comme certains le font, que Depardieu est ici un grand acteur, mais il réussit à s'absenter du film, à exprimer le moins possible de sentiments humains reconnaissables, même dans des situations qui, dans un autre film, prêteraient au mélodrame. Et ça, c'est quand même assez énorme.
Bien sûr, parce qu'on est chez Patrice Leconte, "Maigret" n'est pas un grand film : les maladresses sont nombreuses, comme cet humour totalement inutile qui vient de temps à autre égayer un dialogue, comme ce filmage heurté, caméra au poing, de nombreuses scènes, comme ce montage haché, comme cette narration - surtout dans la première partie - inutilement manipulatrice. Et surtout comme ces scènes finales, très mauvaises, parce qu'elles veulent souligner ce qu'on a déjà tous compris, et qu'elles font retomber "Maigret", in extrémis, dans un discours simpliste, si caractéristique du cinéma populaire français.
Et puis il manque ce qu'un grand réalisateur aurait su mettre dans le film, une dose d'abstraction, d'absurdité peut-être, ou au moins une béance existentielle plus féroce, qui l'aurait élevé vers l'Art (oui, le septième, si quelqu'un s'en souvient encore...).
Mais ce n'est pas très grave, en fait : "Maigret" reste un objet singulier, peu aimable, à la fois emprunté, maladroit, et pourtant terrible.