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Le journal de Pok
13 août 2021

"The Apple Drop" de Liars : un voyage menaçant vers l’espace et la connaissance

Liars The Apple Drop

Est-ce que le titre sibyllin du nouvel album studio de Liars, leur dixième depuis leur apparition en l’an 2000, alors que le groupe est désormais réduit au seul Angus Andrew, fait référence à la pomme de Newton, dont la légende dit qu’elle déclencha sa vision géniale sur la gravité terrestre, ou bien au vieil adage qui veut « la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre » ? L’écoute des textes des chansons, co-écrits par la poétesse Mary Andrew, l’épouse d’Angus, ne permettra pas de répondre clairement à cette question, mais il est tout-à-fait permis d’affirmer que les deux hypothèses peuvent faire sens : "The Apple Drop", avec son approche presque « hard SF », dont témoigne sa pochette étonnante et, avouons-le, assez ridicule, est un nouveau disque « exploratoire » d’un artiste qui n’a jamais cessé de « chercher »… Un disque qui voit Angus Andrew s’interroger sur des grands concepts scientifiques : les multiples dimensions, les voyages spatiaux, les trous noirs, tout ce genre de choses. D’un autre côté, même si l’expérimentation musicale est à la base du travail d’Angus, le travail effectué avec les nouveaux collaborateurs que sont Laurence Pike (à la batterie) et Cameron Deyell ramène malgré tout Liars à ses fondamentaux, avec ce mélange de post-punk très noir et de dérapages électroniques.

« Astrally projected in a chemical way / I wasn’t quite flying, just moving away / Far from the start » (« Astralement projeté de manière chimique / Je ne volais pas tout à fait, je m’éloignais juste / Loin du début »). Qu’est-ce qu’il a fumé au cours de son isolement pendant la pandémie, Angus Andrew ? On peut facilement rechigner devant ce genre de délire, beaucoup moins justifié aujourd’hui que l’utilisation intensive du LSD pour créer de la musique est passée de mode, mais ce serait dommage puisqu’Andrew nous jure qu’il parle surtout de son intérêt pour les concepts SF. Et que "The Start" est une magnifique introduction à un album qui va nous offrir pas mal de sensations fortes.

"Slow and Turn Inward" nous rassure, grâce à une mélodie accueillante, et montre à l’inverse qu’Andrew peut avoir de temps à autre l’envie – et les moyens – d’écrire à propos d’un sujet aussi inhabituel que l’ISS (la Station Spatiale Internationale de la NASA) des choses qui ressembleraient à des chansons pop. Qui vacillent. Mais de bonnes chansons pop quand même.

A l’inverse, "Sekwar", avec ses paroles que l’on espère vaguement ironiques (« They told me I’m a juiced-up, worn-out sadsack / And they can’t figure out what I’m trying to do here / Except stand around and be a dick » – Ils m’ont dit que je suis un vieux et triste sac vidé, épuisé / Et ils ne peuvent pas comprendre ce que j’essaie de faire ici / À part rester planté là avec l’air d’un con), repique vers une certaine forme de folie spectaculaire : c’est une chansons à la fois audacieuse et évidente, c’est un modèle de réussite, à la fois cinématographique et puissante. Les images naissent d’elles-mêmes dans notre tête, et c’est bien là la plus belle fonction de la musique. Si les 11 titres de "The Apple Drop" avaient été de ce calibre, on aurait été face à un chef d’œuvre absolu.

"Big Appetite", et son électronique sombre et emphatique, son chant sépulcral et ses élans lyriques, rappellera éventuellement Editors, ce qui choquera et remplira de rage les vieux fans qui aimaient avant tout l’expérimentation provocatrice du groupe. La grosse batterie qui ferait presque « années 80 » qui règne sur plusieurs morceaux achèvera de provoquer des anathèmes. La virilité brutale qui se dégage du morceau fait écho aux préoccupations d’Andrew sur l’égoïsme de notre monde. "From What the Never Was" nous rassérène un peu, avec son ambiance planante, presque apaisante, et son chant final qui s’apparente à un décollage psychédélique.

« See our ashes floating out towards the moon / You can forget your job / You can forget your life / You’re gonna be a star / That’s all you ever are » (Regarde nos cendres flotter vers la lune / Tu peux oublier ton travail / Tu peux oublier ta vie / Tu vas être une étoile / C’est tout ce que tu es). "Star Search" est-il un morceau d’aspiration à la transcendance ou au contraire une chanson de désespoir noir ? Avec son alternance de passages enfantins / primitifs hébétés, parfois chantés en haute contre barré et de grands décollages prog rock, avec son texte co-écrit par sa femme, il s’agit peut-être du moment le plus étonnant, le plus courageux aussi de tout l’album.

"My Pulse to Ponder" joue de manière plus convenue sur la menace très cinématographique du psycho-killer, avec ses synthés lugubres, ses chœurs naïfs et ses cris pervers (« And all the batshits throughout history look up / You know the letter box is never full enough / When the newsprint’s chopped into a ransom note / They should duly pay it mind or I’ll cut your throat » – Et tous les cinglés à travers l’histoire recherchent / Tu sais que la boîte aux lettres n’est jamais assez pleine / Quand le papier journal est découpé pour une demande de rançon / Ils devraient y prêter attention ou je te coupe la gorge) : le morceau est efficace dans son déballage de bizarreries, voire d’horreurs, mais on n’est jamais très loin d’une facilité qui l’apparenterait à une bande-son d’un slasher de série B.

"Leisure War" et "King of the Crooks" sont sans doute deux chansons moins impressionnantes que tout ce qui a précédé, ce qui ne veut pas dire qu’on ne goûtera pas à cette sorte de promenade dans les décombres d’une société et les méandres d’un esprit, qui sait assembler des mélodies chatoyantes sur des ambiances quasi-apocalyptiques.

Avant une conclusion instrumentale fantomatique et flottante, "Acid Drop" est un morceau important (on y trouve la ligne « Let The Apple Drop » !), qui clarifie certainement la démarche d’Angus Andrew : très psychédélique dans sa forme, il interroge le rapport entre les transformations de l’esprit humain (sous l’effet des drogues ? de la technologie ?) et le destin du monde qui se joue en ce moment (« What we do now will forever define us / What we do now will absolutеly define us / What they do may somеhow hurt us but but but / What they ever gonna do about / What happened to my mind » – Ce que nous faisons maintenant nous définira à jamais / Ce que nous faisons maintenant nous définira absolument / Ce qu’ils font peut nous blesser d’une manière ou d’une autre, mais mais / Ce qu’ils vont faire à propos de / Ce qui est arrivé à mon esprit…).

La musique de Liars n’a jamais été réellement circonscrite à un genre – le post punk ? l’électronica ? Elle a toujours été traversée de crises, d’inspirations foutraques, et hypersensible à l’environnement dans lequel chaque album a été créé. On peut d’ailleurs prétendre que Liars n’a jamais été aussi frappant que sur scène, quand la déraison – tantôt inspirée, tantôt stérile – de l’impressionnant Angus Andrew pouvait se déchaîner à son aise. L’excellente nouvelle de "The Apple Drop", c’est que cette nouvelle livraison d’Angus, seul pilote d’un avion en perdition perpétuelle, est très… accessible. Bien dérangée toujours, probablement toujours trop inconfortable pour beaucoup, mais accessible.

Moins violent aussi que certains chapitres précédents de la passionnante histoire du groupe, mais potentiellement plus terrible, car sur l’intégralité des morceaux composant ses 43 minutes, c’est la menace d’horreurs spirituelles ou physiques innommables qui rôde perpétuellement au détour du sillon.

"The Apple Drop" sera un album que l’on pourra adorer ou haïr, mais qui restera en tout cas l’une des pierres de touche de l’année 2021 : le disque d’un homme qui s’interroge sur le futur état de la planète et sur son propre état mental, d’un créateur qui cherche sans cesse comment communiquer de la manière la plus pertinente possible ses doutes et le résultat de ses réflexions. Et c’est absolument passionnant.

 

 

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