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Le journal de Pok
5 mars 2021

"Carnage" de Nick Cave & Warren Ellis : “Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fou…”

Carnage

Après le sommet artistique – peut-être avec un peu de recul, le plus bel album de sa longue carrière pourtant déjà riche en chefs d’œuvre incontournables – de Pushing the Sky Away, quelque chose s’est brisé dans la vie de Nick Cave, on le sait. Le décès accidentel, terrible épreuve pour tout parent qui doit ainsi affronter frontalement la Mort, loin, bien loin, des poses romantiques dont les poètes maudits se sont toujours affublés, de son fils de 15 ans a également provoqué une rupture radicale dans l’Art de celui qui était arrivé, après une longue vie / carrière chaotique, à une reconnaissance générale. Ne plus faire de musique n’était certainement pas possible pour lui, mais poursuivre comme si de rien n’était non plus. L’arrivée de la pandémie a mis fin aux projets de tournée des Bad Seeds, alors qu’on sait bien combien la scène est un élément essentiel pour Cave, qui transcende régulièrement le rituel rock’n’rollien en une offrande émotionnellement inouïe ; elle a également été l’opportunité, on le réalise a posteriori avec la parution de ce Carnage si bien et si mal nommé à la fois, pour Cave de redéfinir profondément sa musique.

Skeleton Tree et Ghosteen signalaient un virage plus « atmosphérique » de la musique de Nick Cave, où les mélodies seraient moins importantes que les mots, où l’offrande de la violence serait sacrifiée à la transmission pure et brute des sentiments, où l’extase et la transe (quasi mystique, on le sait) qui sous-tendaient la majorité de ses grandes chansons seraient abandonnées pour une sorte de contemplation dévastée. Le live épuré Idiot Prayer confirmait cette tendance, même si le piano « classique » se substituait pour un temps à l’électronique. Et on commençait à entendre autour de nous des critiques qu’on n’aurait pas cru possibles, une paire d’années auparavant : « marre de cette voix pleurnicharde », « de la musique déprimante », « des disques chiants ». Et on lisait des articles qui se gaussaient de l’arrivée de l’âge chez ce fou qui ne semblaient plus furieux, et ne faisait plus que pleurer. Et ce n’est pas Carnage, disque en creux, disque d’absence, disque de désespoir atone, disque de colère tellement sourde qu’elle en devient parfois à peine audible, qui va changer les choses. Mais savez-vous ? C’est très bien comme ça : Nick Cave n’a certainement plus besoin de succès populaire, alors qu’il devait remplir – hérésie impensable – l’Accor Arena lors de sa tournée annulée ; quant à nous, ses fans de la première heure, nous n’avons certes pas besoin de le partager avec le commun des mortels.

Carnage est signé Nick Cave & Warren Ellis, un duo officiellement responsable jusqu’à ce jour seulement de BO – souvent magistrales – de films, et cet album inattendu, enregistré dans la solitude forcée du confinement, ressemble en effet plus à une « musique de film » - chantée, cette fois - qu’à un disque de rock traditionnel. Il ravira donc ceux qui sont prêts à accompagner Cave jusqu’au bout du chemin, et dépitera encore plus ceux qui attendent toujours un album de l’efficacité d’un Let Love In (un disque impérial, là n’est pas la question).

Evidemment des phrases comme « I’ll shoot you in the fucking face if you only think of coming around here ! /… / I will shoot you all for free if you so much as look at me » (Je vais tirer en plein dans ta p… de gueule si tu penses seulement venir ici… / Je vous abattrai tous gratuitement si vous ne faites même que me regarder… ) dans le radical White Elephant prouvent bien que la colère n’est qu’atténuée, qu’elle peut ressurgir à tout instant. Et que peut-être que Cave et Ellis ont encore en eux un nouvel album de Grinderman : sauvage, brutal, méchant. Qui sait ?

Evidemment des mélodies merveilleuses, il y en a encore, comme sur l’élégiaque Carnage, le majestueux – et terrible - Albuquerque (« We won't get to anywhere, darling / Anytime this year » - Nous n’irons nulle part cette année, mon amour…) ou encore le sublime Lavender Field, trois offrandes divines à la beauté transie, trois morceaux qui auraient pu figurer sans peine sur Ghosteen.

On trouve même dans Hand of God, l’introduction magistrale de l’album, méditation électronique littéralement soulevée d’amples violons menaçants, un peu de ces chœurs dissonants qui semblent toujours prêtes à faire valser les chansons dans le décor.

Old Time, le morceau à la limite de la cacophonie qui évoquera le plus l’intensité « live » dérangée des Bad Seeds (ceux de la « période Warren Ellis »), permet aussi à Cave de retrouver ses accents de « preacher » littéralement hanté, même si le texte est clair : « Like the Old Days, I’m not coming back this time. Like the Old Time, wherever you are, darling, I am not far behind » (Comme autrefois, je ne reviendrai pas cette fois. Comme autrefois, où que tu sois, mon cœur, je ne suis pas loin derrière). Il n’y a pas de retour en arrière, pas de seconde chance.

Mais ce que nous propose finalement Carnage, en quarante minutes de textes souvent essentiels et de musiques parfois à la frontière de l’expérimentation, c’est heureusement la possibilité d’aller encore et toujours vers la lumière : comme le promet Balcony Man, le soleil se lève toujours au bout de la nuit. Que cela soit pour nous redonner la vie ou pour la rendre encore plus cruelle : « This morning is amazing and so are you / … / And what doesn't kill you just makes you crazier » (Ce matin est incroyable et toi aussi /… / Et ce qui ne vous tue pas vous rend plus fou). Oui, même dans cette nouvelle phase d’inspiration, Cave reste incapable de banalité… car quel artiste aujourd’hui est-il capable de terminer un album par une telle phrase ?

 

 

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