"La Vie devant Soi" d'Edoardo Ponti : c'est Gary qu'on assassine (à nouveau)
1975 : l’inconnu Emile Ajar (on attendra longtemps, en fait la mort de son auteur, avant de savoir qu’il s’agissait là d’un pseudonyme de Romain Gary) publie "la Vie Devant Soi", roman « populaire » qui rencontre un succès phénoménal, et décroche le Goncourt. Cette histoire, à la fois bouleversante et très drôle – soit quand même l’un des talents de Gary – racontant l’amour maternel d’une ancienne prostituée juive, rescapée d’Auschwitz, pour un jeune ado musulman, touche au cœur une France qui croit encore à la réconciliation entre les cultures et à l’honneur des classes populaires.
Ce beau livre est massacré au cinéma par le médiocre Moshé Mizrahi, qui en propose une mauvaise version, mal écrite et mal filmée, dont la postérité ne gardera la trace que de son interprétation par la grande Simone Signoret, alors monstre sacré suprême du cinéma français. Bien sûr, cette redoutable croûte reçoit l’Oscar du meilleur film étranger, traditionnellement attribué par les Américains au pire cinéma « non de langue anglaise ».
On en arrive à 2020, année covidienne à tous les niveaux, qui voit Edoardo Ponti, rejeton du grand producteur Carlo Ponti (Fellini, De Sica, Antonioni l’ont remercié…) et surtout de l’inoubliable Sophia Loren, offrir une nouvelle version de ce film à sa mère, âgée de 86 ans et pourtant retirée des plateaux depuis une dizaine d’années. Un beau geste d’amour filial, sans aucun doute… mais si un beau geste d’amour faisait forcément un beau film, ça se saurait.
Malheureusement, "La Vie devant Soi" version italienne, mise en ligne par Netflix, et qui a reçu – inexplicablement, à notre avis – des critiques plutôt positives un peu partout, est une fois encore un film terriblement médiocre, tout juste sauvé par la classe de la Loren – qui ne fait pourtant pas grand-chose dans le rôle de Madame Rosa – et par l’énergie convaincante du jeune Ibrahima Gueye, qui porte le film à peu près à lui tout seul… avec quand même une petite contribution de la charismatique icone transsexuelle espagnole Abril Zamora, dont on savoure chaque apparition.
Pour le reste, on est dans la médiocrité assumée du cinéma d’un « professionnel de la profession », comme disait si finement Godard : un scénario réécrit pour faire XXIème siècle, où l’ado est devenu un gentil dealer très doué pour son métier et adorateur bien de son époque de musiques idiotes et de trucs bling bling. Et où l’on ne croit pas une seconde à la naissance d’une relation émotionnelle soi-disant intense entre Momo et Rosa : un film où il ne se passe rien de convaincant, d’où tout humour a été une fois encore banni, un film sans aspérité où les belles images gratuites abondent sans faire aucun sens, où l’on prend bien garde à ne froisser aucune susceptibilité, mais aussi à ne s’aventurer sur aucun terrain dangereux : la foi musulmane est respectée avec prudence, la mémoire de l’holocauste juste abordée en passant (c’est mieux de ne pas savoir ce qu’est Auschwitz, nous suggère-t-on, c’est-à-dire pour vivre heureux, faisons semblant que rien n’a eu lieu…) ; et puis dealer du shit, ce n’est pas bien méchant, ça permet à un petit jeune d’apprendre les lois du commerce, non ?
Tout ça se termine au bout d’une heure trente complètement insignifiante par les habituels clichés sur la disparition des personnes aimées. Nous, si on ressent un peu d’émotion, c’est bien celle de voir sans doute pour la dernière fois à l’écran Sophia Loren, ce qui, oui, est bien triste. Sinon, on se dit aussi que Gary, s’il y avait un au-delà, rirait bien fort de la tiédeur fadasse avec laquelle son œuvre déchirante a été une fois encore, traitée. Mais tout va bien, parce que tout le monde s’auto-congratule devant la « belle réussite » de "la Vie devant la Soi".
Oserions-nous recommander un Oscar du Meilleur Film Etranger ?