"1917" de Sam Mendes : Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...
Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui est, dans sa logique propre, disposée à faire feu de tout bois sans se poser trop de questions pourvu que le spectateur en ait pour son argent et que le critique - de plus en plus ignare - puisse crier au film génial. Ce qui ne veut pas dire que nous, qui avons encore du respect pour cet Art plus que centenaire, devions accepter qu'on puisse raconter n'importe quoi en utilisant n'importe quel procédé.
"1917" est un film efficace, spectaculaire, fascinant, fort émotionnellement mais qui pose un sacré problème. Oui, le même que celui du film de Pontecorvo (à propos duquel fut écrit le fameux texte polémique du "Travelling de Kapo"), même si le massacre de la Première Guerre mondiale n'est de toute évidence pas un sujet aussi impossible à filmer que l'Holocauste.
"1917", au final, est du même niveau que les "James Bond" que Mendes affecte désormais de snober, voire, sans pousser le bouchon bien plus loin, du même tonneau que les soupes de la maison Disney / Marvel. Du grand spectacle fait pour émoustiller le spectateur, lui faire peur, lui faire horreur, le faire verser sa larme. Avec une parfaite efficacité. Mais le faire réfléchir, lui offrir un point de vue historique, lui parler de (vraie) politique, grand dieu nom ! Dépasser les stéréotypes du sentimentalisme (la petite larme qu'on verse) pour interroger la tragédie humaine, surtout pas !
L'artisan sans âme Mendes, semble-t-il incapable de comprendre la puissance du Cinéma, commence par nous faire le coup minable de la performance technique "suprême", le (faux) plan séquence. Et passe outre le fait que ce qui fonctionne chez Cuaron, quand il nous aide à vivre une aventure purement imaginaire dans l'espace et nous convainc de sa crédibilité en jouant l'immersion totale, devient un manque de respect total vs à vis de l'épreuve insoutenable qu'on vécu nos aïeux, assimilés ici à des personnages dont on épie les faits et gestes sans aucune empathie réelle.
Comme si cela ne suffisait pas, Mendes fait ce qu'il sait le mieux faire, et recycle les clichés du blockbuster (l'avion qui s'écrase pile sur la grange, les cascades nord-américaines dans les plaines de l'Est de la France, les tunnels qui s'effondrent juste comme il faut, la musique omniprésente explicitant la "bonne" atmosphère comme une béquille permanente à la mise en scène, etc.) sans trop de soucier de logique, de topographie, de géographie, de mécanique, de vérité historique (quoi, vous plaisantez ?). Il ira même, dans l'un des pires moments du film, jusqu'à faire illuminer par son brillant chef-opérateur une belle cathédrale en flammes, une jolie ville détruite, histoire de nous en mettre plein les mirettes.
D'autres que moi, plus experts en la matière, ont aussi identifié la construction du film selon les canons du jeu vidéo, un principe immédiatement séduisant aux yeux de la partie la plus jeune du public, augmentant encore la "pénétration" de l'audience, comme le souhaitent tous les Marketers du cinéma : déroulement en niveaux, reconnaissables par des codes couleurs différents, défi à chaque niveau après l'exploration de l'espace, collection d'objets qui seront utiles pour franchir le niveau suivant...
Il faut encore en passer, malheureusement, par le chantage final aux "faits réels", bien sûr mensonger, puisque le pauvre scénario de "1917" sort de l'imagination limitée de quelque tâcheron des studios, mais autorisé par les "souvenirs d'enfance" des récits du bon grand-papa de Sam Mendes... on conviendra, il me semble, qu'on n'est pas loin du "dégueulasse" quand même.. Surtout si, comme moi, on imaginait (mais, pourquoi, je vous demande !) qu'on allait voir du CINEMA qui nous raconterait la pire des guerres avec un minimum d'empathie pour l'infinie souffrance des combattants et de respect pour l'Histoire.
Bref, on a passé un bon moment devant "1917", mieux réalisé que le dernier "Star Wars", mais on a surtout été "entertained", comme prévu, comme clairement voulu par les financiers du film. Que les jurés des prix US préfèrent récompenser ce genre de films totalement anodins et bien pensants, conçus pour ramasser un maximum d'argent, plutôt que la superbe peinture de notre déclin mental et social qu'est "Joker", est parfaitement logique.
Pour ceux d'entre nous qui veulent comprendre la Première Guerre Mondiale, ils peuvent toujours lire les livres formidables - et éprouvants - de Tardi, revoir le bouleversant "les Croix de Bois" ou le féroce "les Sentiers de la Gloire"... ou mieux encore (oui j'ose !) relire Céline. Malheureusement, une grande partie d'entre nous, faute de temps ou peut-être d'envie, se contentera de vider notre seau de popcorn au Multiplexe devant "1917", un film qui veut surtout nous faire prendre des vessies pour des lanternes.