Bruce Springsteen & The E Street Band à l'Espaço das Américas (São Paulo) le mercredi 18 septembre
La grande et magnifique de l’Espaço das Américas se remplit lentement (d'ailleurs il semble que le show ne soit pas soldout, assez curieusement, mais c'est probablement du fait de la concurrence de Rock In Rio), et l'attente est longue jusqu'à 21:15... malgré le spectacle assez édifiant de nombreuses mémés invalides s'installant dans l'espace réservé à cet effet : nous verrons même une personne équipée d'une bouteille d'oxygène, c'est dire combien Bruce ratisse large !
Ce soir, Springsteen va nous offrir une intro bluffante en reprenant - en portugais - un classique de la MPB frange contestataire, Sociedade Alternativa de Raul Seixas : en 5 minutes montre en main, Bruce a mis le public de São Paulo dans sa poche... et ne va plus le lâcher pendant les 3 heures 15 minutes que va durer le concert de ce soir ! Je ne sais pas qui a briefé Bruce, ou s’il s’agit d’une bienheureuse coïncidence, mais en ce jour où le peuple brésilien se voit forcer d’avaler une nouvelle couleuvre (un boa, cette fois) en terme d’impunité des politiciens corrompus, avec l’annulation des résultats du procès du « mensalão », il n’est guère de manière plus pertinente de se positionner du côté des opprimés par un système politique cruellement dysfonctionnel !
Par rapport aux shows (encore) plus longs de la précédente tournée européenne, la setlist de ce soir est évidemment plus « ramassée », et nous offre un quasi best of de la longue carrière du boss. Nous aurons droit à moins de morceaux de l’excellent « Wrecking Ball » que j’espérais, encore que ces morceaux soient l’occasion des délires scéniques les plus festifs du E Street Band (j’ai compté plus de 15 musiciens ou choristes sur scène !), comme la jigue déchaînée de Death To My Hometown ou la fanfare extatique de Shackled and Drawn. Nous pourrons par contre soigner notre nostalgie des pics de génie de « Born To Run » (un Thunder Road en particulier qui met les larmes aux yeux) et de « Darkness... » (le plus magnifique moment de la soirée pour moi, une version étirée et fulminante de Prove It All Night, plus un beau Darkness... épuré), et parcourir près de quarante ans d’une carrière qui a certes connu des hauts (American Skin, puissant, en hommage aux dernières victimes black de bavures policières) et des... moins hauts : une certaine beaufitude sur des titres pesants de « The River », comme Hungry Heart où Bruce s’enfile une bière cul sec (délire du public, sans que je comprenne bien pourquoi...) ou de « Born In the USA » (un disque que j’ai toujours eu du mal à avaler...) comme le titre éponyme, toujours aussi peu délicat. On déplorera une version traficottée du sublime Because the Night, mais sans que le potentiel émotionnel de cette immense chanson en soit totalement gâché pour autant. On aura applaudi une belle interprétation - près de l’os - de The River, et on aura évidemment dancé avec les 8000 personnes présentes, au bout de la nuit, sur l’irrésistible Dancing In The Dark, moment de communion générale (Bruce entourée de jeunes filles extirpées de la foule pour l’occasion, avec plein de bisous pour tout le monde), un peu gâché pour moi par l’effondrement de mon voisin le géant déplaisant évacué par les pompiers ! Bref, musicalement, avec un groupe au top – deux guitaristes de la trempe de Little Steven et de Nils Lofgren, forcément, ça fait le taff ! – et un Bruce qui se donne à fond jusqu’aux dernières minutes de la soirée, ce concert a été – encore une fois – absolument parfait !
Cependant, là où les choses deviennent encore plus intéressantes, c’est quand on prend le temps de considérer froidement tout le « cirque » que le Boss déploie autour de son set, qui, honnêtement, n’en aurait pas besoin. En trois heures et quart, nous aurons donc vu (et j’en oublie certainement) :
- Bruce surfant sur les mains des fans, comme un jeune slammer de 18 ans, avant d’émerger avec du rouge à lèvres sur la pommette,
- Bruce discourir plusieurs fois en portugais à partir de textes préparés, pour mieux nous déclarer son amour,
- Bruce embrassant une bonne dizaine de jeunes filles amoureuses prises au milieu de la foule,
- Bruce faisant monter sur scène au cours de She’s The One un jeune couple lui ayant demandé (via une inévitable pancarte, car tout le monde vient avec sa pancarte pour un show du boss) de leur permettre d’effectuer leur demande en mariage sur scène,
- Bruce effeuillant un bouquet de roses rouges avec une petite fille dans les bras,
- Bruce touchant le ventre rebondi d’une femme enceinte,
- Bruce déclarant à une grand mère d’un âge certain assise dans le secteur des « invalides » qu’il veut faire d’elle sa « Brazilian girlfriend »,
- Bruce faisant son habituel hommage appuyé à The Big Man – réincarné ou presque en son neveu -, et aux jeunes années du E Street Band, diapositives à l’appui,
- etc.
Bruce n’en ferait-il pas un peu trop ? Eh bien, curieusement, aussi excessif que tout cela puisse paraître, je n’ai jamais ressenti le moindre moment de ridicule, d’hypocrisie ou même de manque de goût. Oui, tout ce « cirque », qui fait désormais partie de « l’expérience Springsteen », passe comme une lettre à la poste, et nous laisse tous un grand sourire aux lèvres, notre cynisme pour une fois oublié. Est-ce la sincérité indéniable qu’il manifeste à tout instant ? La joie quasi enfantine qui se lit sur son visage lorsqu’il se livre à ses facéties ? La ferveur incroyable avec laquelle il embrasse son rôle de... « messie » du rock’n’roll (Souvenez-vous de la phrase de Landau : « J’ai vu le futur du Rock, et il s’appelle Bruce Springsteen »...) ?
Bon, pour conclure, je préférerai quand même me souvenir de la (presque) conclusion musicale de cette belle soirée : une version endiablée et joyeuse du Shout des Isley Brothers (je me suis alors souvenu qu’Elliott Murphy fait à peu près la même chose), puis un gospel parfaitement sublime, pour nous rappeler que toute cette musique, eh bien, elle vient de là...
Bruce (Prononcer « brou-ssè » en Brésilien) a promis qu’il n’attendrait pas 25 ans cette fois pour revenir – son ultime passage remontant à 1987 ou 1988 – et moi je me suis dit que, tiens, j’y retournerais bien encore une prochaine fois ! »