La scène une fois débarrassée de la table de Walls, je regrette désormais de ne pas m'être placé sur la droite pour mieux profiter de la guitare, mais je vais vite réaliser, quand le trio de Battles entre en scène, que je suis en fait idéalement situé : entre John Stanler, le batteur inouï dont le drumming démentiel est l’un des principaux attraits de la musique de Battles, et Ian Williams, le plus expansif, le plus fun du trio, qui passera les 85 minutes du set à danser et à jongler entre guitare, claviers, table de mixage, et euh... « électronique embarquée ». A droite, donc le plus loin de moi, Dave Konopka alterne entre guitare et basse, mais passe le plus clair de son temps accroupi devant les différentes machines qui l’entourent, pour « bidouiller » le son de ses instruments : pas très spectaculaire, donc, Dave, même s’il s’avérera le plus sympathique de tous, essayant de parler en espagnol, balançant des blagues, et finalement venant serrer les paluches et distribuer des médiators au premier rang à la fin du set... Mais revenons à ce début de set qui va me faire une forte, une très forte impression : on démarre – comme sur l’album – par le magnifique et surpuissant Africastle, qui, après une longue intro tâtonnante, nous explose littéralement à la figure quand John attaque à la batterie ! Durant quelques secondes, alors que j’ai le corps tout entier parcouru de frissons, et la tête dans les étoiles, j’ai l’impression que je vais assister au concert de l’année... D’autant que Battles enchaîne avec une version déconstruite, beaucoup moins « poppy » de Sweetie & Shag, extraordinairement satisfaisante elle aussi, avec Kazu Makino (de Blonde Redhead pour ceux qui auraient un trou de mémoire...) en vidéo projetée sur les deux « monolithes » placés derrière la batterie, entre les amplis
monstrueux de Ian et Dave. Je me demandais comment la question des vocaux seraient traitée, eh bien les chanteurs-invités sont là virtuellement, ce qui fonctionne plutôt bien je dois dire. A ce propos, l’une des choses qui m’a le plus étonné dans ce concert de Battles, c’est que le fait que jouer avec une partie importante de la musique déjà pré-enregistrée (claviers et donc vocaux) ne signifie pas chez ce groupe être prisonnier à l’intérieur d’un carcan : bien au contraire, Ian est celui visiblement chargé de « manipuler » les enregistrements à sa guise, déformant de manière spectaculaire la structure des morceaux, leurs timing, créant une structure mouvante sur laquelle Dave semble constamment improviser. Ce sera impressionnant sur le « tube » Ice-Cream, où l’on verra Ian littéralement « scratcher » la vidéo et la voix de Matias Aguayo, déconstruisant la trame dance-sexy de la chanson pour l’emmener plus loin dans l’expérimentation...
Expérimentation : le grand vilain mot est lancé, et de fait, une bonne partie du set, basé en large majorité sur les morceaux du nouvel album, verra Battles dériver vers des rivages beaucoup moins « audience-friendly », la musique étant régulièrement une sorte de jam semi-improvisée s’appuyant – heureusement – sur la rythmique démentielle de John. J’aurai à plusieurs reprises l’impression que la partie informatique de la musique pose des soucis techniques à Ian, qui appellera à l’aide un technicien pour se pencher sur son cas... mais honnêtement, je doute que quiconque dans la salle qui n’était pas au premier rang comme moi ait remarqué une déficience musicale, tant on a affaire à un déluge de sons qui excite l’imagination, submerge la conscience, et agite les jambes. Oui, ce que j’ai découvert ce soir, c’est que le « math rock » de Battles est chaud, vivant, organique, bien plus que la version studio des morceaux ne le laissait supposer... Bien sûr, l’aspect expérimental de certains passages fait que l’on décroche occasionnellement (à ces moments-là, je dois dire que je me suis concentré sur le spectacle offert par Ian, que je fantasmais – moustache oblige – au sein des Black Lips, et sur la vision terrifiante de John derrière ses fûts, aspergeant sa sueur à trois mètres autour de lui !). Et puis, il y a indiscutablement la puissance de la musique, qui, alliée à un niveau sonore conséquent, finit un peu par laminer les spectateurs : près d’une heure et demi de Battles, ça s’apparente à un séjour dans une lessiveuse frénétique.
Dans la dernière ligne droite, la set list propose coup sur coup deux bonheurs : un My Machines qui nous permet de revoir le visage – vieilli – de ce cher Gary Numan, et puis un final survolté avec Futura, qui retrouve presque l’extase de l’ouverture. Long rappel, commençant par une jam informe de Ian et Dave (sans la batterie de John...) avant que naisse du chaos le pilonnage meurtrier de Sundome (sans les vocaux en japonais), qui achève nos ultimes résistances. Dave nous remercie longuement, salue plusieurs fois à l’orientale, le groupe quitte la scène, laissant derrière lui un public à demi hébété par la charge furieuse qu’il vient de subir.
Alors, Battles ? S’il renonçait à ses expérimentations parfois hasardeuses, Battles pourrait nous offrir l’un des concerts de rock les plus radicaux qui soit (curieusement, j’ai parfois pensé à des sensations extrêmes vécues avec QueenAdreena... même si la musique des New Yorkais n’a rien à voir avec celle de Katie Jane), c’est certain. D’un autre côté, ce goût de l’aventure, qui déconstruit les chansons, est aussi ce qui distingue Battles de la grande majorité des groupes « carrés », trop « carrés » de rock actuels : là encore, une comparaison s’impose, même si la musique est diamétralement opposée, c’est avec leurs compatriotes de Sonic Youth. Bref, au sortir de cette soirée remarquable – et épuisante – je crois bien que je vais continuer mon prosélytisme en faveur de Battles. »