"Succession – la violence en héritage" d'Ariane Nicolas : les raisons d’un… « Success » !
Le monde entier a adoré Succession, la série du Britannique Jesse Armstrong, qui nous a plongé dans « un univers impitoyable », où l’argent et le pouvoir sont les seules valeurs sacrées. Une tragédie cynique et brillante, imprégnée d’un humour noir très anglais (aucun Américain n’aurait su faire ça, soyons réalistes !), sur le démantèlement de la famille du patriarche Logan Roy, magnat des médias, figure charismatique mais surtout épouvantablement toxique. A travers les luttes de pouvoir entre les enfants Roy, Succession dépeint le quotidien de ces soi-disant élites comme un jeu cruel où chaque geste trahit une intention, où chaque phrase peut renverser des alliances ou briser des ambitions. Dans Succession, tous les personnages sont à la fois désarmants (de bêtise, de faiblesse, de ridicule…) et détestables (du fait de leur « inhumanité », de leur cruauté, de la violence dont ils usent en permanence). Humains, trop humains, ils révèlent aussi l’horreur d’un capitalisme gangrené par la bêtise, l’inculture, la haine et l’incompétence.
Succession – et surtout l’universalité de son succès « populaire », en dépit de ses aspects « non-consensuels » – est une série qui appelle l’analyse. Cette analyse, il fallait que quelqu’un s’en charge chez Playlist Society, une petite maison d’édition brillante quand il s’agit de travailler sur les phénomènes artistiques ou médiatiques contemporains : ça aura été Ariane Nicolas, journaliste à Philosophie Magazine, qui s’y sera collé, et avec une puissance d’analyse qui fait de Succession – La violence en héritage l’un des tous meilleurs livres d’une collection qui compte pourtant déjà pas mal de belles réussites.
L’un des points de départ de l’essai est « philosophique », et voit l’autrice relier les thèmes de Succession à Leviathan (1651), le célèbre ouvrage de Thomas Hobbes, théoricien du matérialisme et sorte d’anti-Jean Jacques Rousseau, qui fait du « mouvement » l’origine de tout : la violence générée par le mouvement des corps au sein du milieu isolé, fermé, qu’est la famille est ainsi condamnée à s’exacerber, se perpétrer, faute de déperdition suffisante. Comme les réflexions de Hobbes débouchent sur une réflexion politique sur le fonctionnement des sociétés humaines, de la même manière, l’autrice montre l’absolue pertinence de la description dans Succession de la violence que le capitalisme contemporain exerce sur la totalité du monde. A partir d’un point de départ philosophique, qui sert également à conclure, en bouclant la boucle, l’essai, Ariane Nicolas nous offre ensuite des pages de réflexion – réellement éclairantes pour quiconque se préoccupe du clivage croissant entre les courants de pensée dans nos démocraties – sur les excès « woke » et « réactionnaires » de la société US de ces dernières années, qui se diffusent désormais dans la nôtre.
Mais une grande partie de l’essai est de nature plus « psychologique » que « philosophique » et « politique » : les dysfonctionnements spectaculaires de la famille Roy créent un champ passionnant d’interactions humaines extrêmes, excessives, permettant de passer en revue une multitude de sujets essentiels relatifs à l’identité, l’hérédité, la sexualité, etc. L’exhaustivité des réflexions d’Ariane Nicolas autorise le lecteur à réfléchir sur ses propres tendances violentes, voire perverses dans certains cas, dans ses rapports familiaux et sociaux, et de se projeter vers une possible (?) réparation, et de notre sociabilité, et de certains mécanismes politiques dramatiques de la société actuelle… Ce qui est forcément un « plus » inattendu par rapport à la « simple » analyse du succès d’une série TV commerciale…
« A son petit niveau, Succession propose de participer à [la] mise en évidence de tout ce qui nous a construits, et dont il est heureux, quoiqu’en partie difficile, de se séparer » : un beau programme que ce livre ambitieux met en lumière, et qui dépasse le simple phénomène de « succès populaire et critique » d’une série magistralement imaginée, édifiée, et où chaque détail contribue à la pertinence de la vision de son auteur.