"Cartoon Darkness" par Amyl & The Sniffers : propager l’incendie…
« You’re a dumb cunt / You’re an asshole / Everytime you talk you mumble, grumble / Need to wipe your mouth after you speak cuz its an asshole » (T’es un imbécile de connard/ T’es un trou du cul / Chaque fois que tu parles, tu marmonnes, tu grognes / Tu dois t’essuyer la bouche après avoir parlé parce que tu es un trou du cul). Dès Jerkin’, l’introduction du troisième album des Australiens de Amyl & The Sniffers, on sait clairement où on est : les paroles agressives, ne craignant pas d’appeler un chat chat, les guitares saturées, le riff bien crade, la section rythmique déchaînée, le chant pour le moins euh… incisif d’Amy Taylor… Bon dieu, mais c’est du bon vieux rock’n’roll sauvage, frappé qui plus est d’une bonne rasade d’esprit punk, comme on aime…!
Flashback : 27 août 2023, Parc de Saint-Cloud, Festival Rock en Seine. Amyl & The Sniffers renversent littéralement le public de la Grande Scène, qui a jusque là un peu tendance à dodeliner de la tête. La musique sauvage, brutale, et pourtant infiniment généreuse du groupe, rend une bonne partie de la fosse complètement hystérique. Le concert métamorphose la foule informe en une gigantesque marmite progressivement portée à ébullition, jusqu’à ce que les risques d’embrasement paraissent incontrôlables. Heureusement, après le set, une bonne grosse pluie noie les ardeurs, comme si le ciel avait senti le danger de cette musique incendiaire…
On sait bien que le défi pour les grands groupes de rock’n’roll, plus encore les grands groupes scéniques, c’est d’arriver à capturer en studio et ensuite sur disque la puissance, la fureur, voire la magie qui les caractérise en live. La question se pose évidemment à Amy et son gang, surtout au moment du troisième album, celui dont attend généralement qu’il constitue dans la carrière d’un groupe un véritable marqueur de maturité musicale. Pour Cartoon Darkness, le choix a été fait de confier la production à Nick Launay (qui n’est pas débutant, puisqu’il a déjà travaillé avec Nick Cave et IDLES), afin d’ajouter de nouvelles dimensions à des morceaux qui, en dépit de leur frénésie rock’n’roll, risqueraient de tomber dans le piège de la redondance.
Le grand paradoxe au cœur de la musique d’Amy, c’est évidemment sa volonté d’exprimer un féminisme sans concessions tout ne se refusant jamais le plaisir de jouer la carte de la séduction, des poses sexy les plus provocantes : une posture déroutante pour les féministes « traditionnelles », comme pour les machos qui n’ont pas évolué depuis le siècle dernier (et l’on gage qu’il n’en manque pas en Australie). Et Amy explique parfaitement sa démarche dans Tiny Bikini : « Ooh, you think the world is not men enough / So I’m gonna inject some of this cunt / Ooh, if I didn’t show up in something spicy / The cold world would feel even more icy » (Ooh, tu penses que le monde n’est pas assez masculin / Alors je vais y injecter un peu de cette chatte / Ooh, si je n’étais pas apparue pas dans quelque chose d’épicé / Le monde froid serait encore plus glacial ». Merci Amy ! Et d’ailleurs, dans le redoutable It’s Doing In Me Head, Amy se bat pour qu’on accepte que les femmes ont des fantasmes aussi puissants que les mecs, mais également des fantasmes bien différents : « I am sick of ignoring, ignoring the fantasy / I am sick of promising everyone that I am not the same as others » (J’en ai marre d’ignorer, d’ignorer les fantasmes / J’en ai marre de promettre à tout le monde que je ne suis pas comme les autres).
Là où Cartoon Darkness prend tout son intérêt, c’est dans sa palette sonore (un peu plus) large, et dans les quelques variations appliquées à son approche rock’n’roll : le radical It’s Mine est presque « speed metal » et nous fait rêver à une rencontre, désormais impossible, entre Amy et Motörhead ; Bailing On Me, un tempo moyen martelé comme s’il s’agissait de glam rock, transforme une rupture déchirante en bonne raison de se battre ; U Should Not Be Doing That, un brûlot ironique, est récité comme le faisaient les Beastie Boys à leurs débuts : Amy y narre ses aventures en tournée autour du monde, puis, finalement, dans les tréfonds de l’Australie profonde, et s’amuse de nombreuses occasions où elle s’est elle-même rendue ridicule, ou, au contraire, a pu défendre ses idées. C’est une chanson qui, dans le fond, parle des risques qu’il est nécessaire de prendre pour défendre ses convictions, ses croyances, et sur l’utilité pour une femme d’avoir une attitude agressive dans ce contexte. Du point de vue texte, c’est d’ailleurs là la chanson la plus intéressante de tout l’album, et on irait jusqu’à pointer qu’Amy y déploie un joli talent de chroniqueuse de la vie en rock’n’roll…
Dans un registre proche, il faut encore s’arrêter sur le dernier titre de l’album, Me and the Girls, un manifeste jubilatoire sur l’indiscutable supériorité féminine, porté par une basse puissante et un rythme dansant : « Me and the girls don’t care if we’re ugly / Me and the girls are out having fun / You and the boys are playing your Xbox / You and the guys are looking so dumb / You and your boy band, ugly and hairy / Me and the girls look snazzy and hot » (Moi et les filles, on s’en fout d’être moches / Moi et les filles, on s’amuse / Toi et les garçons, vous jouez à la Xbox / Toi et les garçons, vous avez l’air tellement cons / Toi et ton groupe de garçons, vous êtes hideux et poilus / Moi et les filles, on est stylées et sexy). Cette façon d’injecter de la légèreté et de l’humour dans la guerre des sexes qui fait rage en ce moment contribue beaucoup à faire d’Amyl and the Sniffers un groupe à part. Un groupe qui prouve qu’ils ne se contentent pas de répéter la même formule (même gagnante…), mais cherchent à repousser les limites de leur rock’n’roll gai et provocateur.
Pour mieux encore propager l’incendie.