"Culte" de Matthieu Rumani et Nicolas Slomka : le spectacle de l’horreur, l’horreur du spectacle
Il est indiscutable que les émissions de « téléréalité » en France ont énormément évolué depuis les débuts du genre, à l’orée des années 2000, mais le nom de Loft Story, l’une des émissions qui a le plus marqué le paysage télévisuel français, en 2001, est resté légendaire… quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir vis à vis de ce type de spectacle ! Les nombreux détracteurs de la téléréalité l’accusent de promouvoir des comportements artificiels, voire toxiques, de nourrir des clichés humains et sociétaux, et surtout d’encourager, avec une vulgarité croissante, les pires dérives comportementales… sans même parler de la multiplication de scandales (manipulation des candidats ou des téléspectateurs, glorification d’attitudes inacceptables, problématiques de santé mentale, etc.). Pourtant, en dépit de ces voix négatives qui s’élèvent régulièrement sur le sujet, la téléréalité reste une quasi garantie de succès populaire pour les chaînes de télévision ou les plateformes de streaming…
Ce sont tous ces points qui nourrissent le scénario – extrêmement malin – de la nouvelle série Prime, Culte, qui nous replonge, avec une nostalgie indéniable , mais également une belle lucidité, dans les coulisses du "phénomène Loft Story". Et nous raconte, en se basant sur des faits et des personnes réelles, comment Loft Story a littéralement fait exploser le paysage audiovisuel français, une explosion directement illustrée par le bras de fer entre le géant TF1 et « l’outsider » (ou « le challenger », comme il est dit dans la série) M6. Culte nous immerge, à la manière d’un thriller palpitant, dans les affres de la production de l’émission, mettant en avant des personnages dévorés par l’ambition, mais également dépassés par la déraison de leur propre projet ! La série est portée en particulier par les interprétations impeccables de Marie Colomb (touchante dans le rôle de Loana, la « star » de la première saison de l’émission, à qui la série redonne une indéniable « humanité ») et d’Anaïde Rozam (Isabelle, alias dans la vraie vie Alexia Laroche-Joubert, jeune femme ambitieuse au point d’en être intraitable, et de sacrifier tout le reste de sa vie pour réussir).
Dense et rapide, Culte détaille avec gourmandise les violentes luttes de pouvoir au sein du microcosme de la télévision française, où le goût immodéré de l’argent et du « sang » (celui de ceux qui perdront à l’audimat) se dissimule très mal derrière des semblants de principes moraux. Elle suit les démêlés de nos tristes héros de la compagnie de production, bien mal-en-point, soumise en permanence aux assauts de politiciens, concurrents, financiers, etc. qui veulent sa perte. Et au milieu de cette bataille permanente où ne peuvent gagner que les meilleurs menteurs, les tricheurs les plus habiles, les femmes et les hommes qui ont le moins de scrupules, les cadavres se ramassent à la pelle : pas (encore) de véritables morts, mais les cadavres d’illusions perdues, de sentiments piétinés, de vies détruites.
Ce qui fascine aussi dans Culte, c’est la qualité de la reconstitution d’une époque déjà lointaine : les débuts d’Internet, les téléphones qui n’étaient pas encore « smart », etc. La série parvient à faire revivre le faste des années 2000, avec une jolie précision : les choix esthétiques assumés par les auteurs, que ce soit en termes de bande-son ou de costumes, rappellent combien cette époque, à la fois terriblement vulgaire et encore enivrante (une époque « innocente » sur laquelle ne planaient pas encore les menaces de cataclysmes actuelles), a marqué notre imaginaire.
Et pourtant, derrière tout cela, derrière la tension du thriller, derrière la violence des rapports humains, derrière l’habile reconstitution d’une période bien révolue, comment ne pas percevoir une ambivalence dans le propos de la série, qu’il est difficile d’ignorer ? Oui, Culte excelle à illustrer les coulisses cyniques de la télévision, machine prête à tout dévorer pour quelques points supplémentaires d’audience, mais elle flirte parfois dangereusement avec une glorification de tous ceux-là mêmes qui ont orchestré l’aliénation des candidats… et de tous les téléspectateurs de Loft Story… N’assistons-nous pas ici à une réhabilitation a posteriori des créateurs français de la téléréalité, oubliant généreusement les conséquences néfastes que le genre allait avoir sur notre société ?
Culte est en somme une minisérie brillante, régulièrement jouissive même, mais qui joue pleinement la carte du spectacle de « l’horreur », sans prendre le recul salutaire qui permettrait à ses téléspectateurs de réfléchir aux causes et aux conséquences de celle-ci.