"La voix du lac" d'Alma Har’el : la violence des années 60
Nous sommes en 1966 dans la bonne ville de Baltimore (oui, celle là-même où se sont déroulés les saisons édifiantes de The Wire). Une adolescente de bonne famille juive disparaît, et son corps est retrouvé dans un plan d’eau. Quelque temps plus tard, ce sera au tour d’une femme noire, Cleo Johnson de réapparaître morte à peu près au même endroit : Cleo travaille comme comptable chez un ponte de la mafia locale, ce qui génère évidemment des soupçons. Or Maddie Schwartz, bonne épouse juive issue d’une famille traditionnelle, a croisé le chemin des deux disparues : coïncidence ? fatalité ? En tous cas, Maddie, qui ne supporte plus sa vie et aspire à devenir journaliste, quitte son mari et son fils, s’installe dans un quartier noir et pauvre de la ville, et démarre son enquête…
Lady In The Lake (en français, la voix du lac, car Maddie entend la voix de Cleo qui lui parle, tout comme nous puisqu’il s’agit de la « voix off » de la série !) est un polar, puisqu’il s’agit depuis le début de résoudre ces deux meurtres, mais surtout de comprendre le trajet de Cleo (Moses Ingram, excellente, que l’on avait découverte dans le Jeu de la Dame), mère élevant quasiment seule son enfant, chanteuse ratée, comptable impliquée dans de louches affaires, « modèle vivant » dans la vitrine d’un grand et prestigieux Department Store de la ville. Le récit est construit dans un double mouvement temporel, entremêlant un flashback centré sur Cleo avec le récit de l’enquête de Maddie, qui fait ses débuts dans le journalisme et est confrontée à un milieu d’un machisme extrêmement violent : cette structure, alliée au fait que Maddie a vécu des expériences difficiles dans sa jeunesse que nous découvrirons également via des flashbacks, et qu’elle est assaillie par des cauchemars et des visions oniriques traumatisantes qui envahissent régulièrement le récit (jusqu’à un avant-dernier épisode abusant de la formule au point d’en être désagréable), rend Lady In The Lake plus confus que nécessaire, et rebutera plus d’un téléspectateur. Et ce d’autant que la narration est volontairement opaque, certaines révélations importantes pour la compréhension de l’intrigue mais aussi de sa résolution étant faites « à demi mot », voire simplement suggérées. Il est indubitable que cette double difficulté à comprendre certaines scènes dont le sens ne nous est jamais totalement révélé et à construire une « vision d’ensemble » de l’histoire rend The Lady In The Lake réellement singulière dans le monde des séries TV actuelles. Et constitue à notre avis, l’un de ses grands intérêts… même si, pour une fois, on aurait apprécié une paire d’épisodes en plus pour mieux creuser certains aspects du récit, mais également du passé des personnages.
Ceci posé, le grand intérêt de la série ne réside pas dans son récit policier, mais dans une remarquable reconstitution de l’Amérique des années 60 : voilà une société profondément, violemment raciste – envers les juifs, envers les noirs, envers toutes les minorités – qui est en train d’être ébranlée par la montée puissante du mouvement des Civil Rights. Et qui y répond avec violence tant collectivement (on pense à ces images saisissantes des manifestations du Ku Klux Klan !) qu’individuellement. En parallèle, et même s’il faudra encore plus longtemps pour que leurs voix soient entendues, les femmes sont également les victimes – souvent consentantes, parfois même complices – d’abus hallucinants de la part des hommes, à tous les niveaux de la société… chaque épisode de Lady In The Lake comportant son lot de scènes littéralement horrifiantes quand on est témoin des affronts auxquelles les deux héroïnes du film font face quotidiennement.
L’un des choix les plus intelligents d’Alma Har’el, la créatrice de Lady In The Lake (tiré d’un livre de Laura Lippman) est de ne pas avoir fait de Maddie un personnage exemplaire, féministe avant l’heure, révoltée par le mépris avec lequel la traitent et son mari et son fils, luttant pour devenir une journaliste dans un milieu particulièrement ignoble, amoureuse d’un noir, etc. Au contraire, Maddie est tout sauf sympathique, et tient plus de la froide arriviste sans cœur, inconsciente du mal qu’elle fait sur son chemin vers la gloire : c’est un aspect de la série qui déplaira à ceux qui recherchent une œuvre confortable, et c’est là où le choix de Natalie Portman pour porter ce rôle ambigu est un élément essentiel de la réussite de la série.
Il reste que, en dépit d’une résolution brillante de chacune des deux enquêtes, ce que nous retiendrons vraiment de Lady In The Lake, c’est que les années 60 sont bien, bien loin du paradis que les réactionnaires de tout poil essaient de nous vendre, et étaient un réel enfer pour quiconque n’était pas un mâle blanc et riche.