Réécoutons les Classiques du Rock : "Revolver" de The Beatles (1966)
Cela paraît incroyable, mais il a failli ne pas y avoir de disque des Beatles dans la "rétrospective Benzine" des années 60 ! Trop évidente sans doute, la discographie des Fab Four représenterait tellement l’essence de cette décennie-là qu’elle en deviendrait comme le papier peint dans une maison habitée trop longtemps : invisible ? Et puis chacun d’entre nous avait sa préférence : Rubber Soul, Sergeant’s Pepper, le double blanc, Abbey Road… Pas de consensus possible. Ou alors il aurait fallu que quelqu’un monte au créneau pour défendre Magical Mystery Tour ou Let It Be et nous secouer un peu les puces…
Mais finalement, j’ai levé le doigt et dit que je me battrais pour que Revolver fasse partie de nos 20 albums célébrés dans les pages de Benzine. Pas parce que c’est là un album qui a longtemps figuré en pole position dans les listes des plus grands disques de Rock de tous les temps, mais parce que c’est celui que JE préfère des Beatles. Et parce que, plus important, c’est celui qui a établi mon goût « définitif » pour la musique psyché, qui guide aujourd’hui encore, presque 60 ans plus tard, mes passions musicales. Et ça, ce n’est pas rien.
Plus que Sergeant Pepper ? Oui, bien plus. Car Revolver a au moins 8 chansons exceptionnelles sur les 14 qu’il contient, alors que son successeur bariolé ne propose, à mes oreilles, qu’une triste paire de chefs d’œuvre, le reste me semblant grandement surestimé (j’attends les commentaires furieux !). Car, soniquement, Revolver est un album totalement expérimental, parfaitement barré, mais construit sur des mélodies pop parfaites, ce qui est très, très rare, voire unique.
Tout le monde sait tout, bien entendu, à propos de la genèse de Revolver : l’abandon des concerts, rendus impossibles par la Beatlesmania comme par la haine provoquée chez les fanatiques religieux du monde entier par la célébrité et les « mœurs dissolues » des quatre jeunes gens de moins en moins « propres sur eux » ; la plongée enthousiaste dans le monde de la drogue, qui fait de Revolver, bien plus que ça ne sera le cas dans Sergeant Pepper, une célébration hallucinée de la consommation de stupéfiants ; le désir d’expérimenter au maximum en studio, sous la houlette quand même de George Martin et de son génial nouveau bras droit, Geoff Emmerick, de manière à faire sonner les instruments comme ils n’ont encore jamais sonné ; l’effacement déjà entamé de Lennon (I’m only sleeping, tu parles…), mais qui ne l’empêche pas de conclure l’album par l’une de ses toutes meilleures chansons, Tomorrow Never Knows, complainte existentielle perturbante posée sur des drones orientalisants ; l’intérêt croissant de George Harrison pour la musique indienne, magnifiquement intégrée ici dans l’approche musicale du groupe ; le début de la prépondérance de McCartney et sa culture musicale « classique », alignant ici merveille après merveille ; le fait que même Ringo Starr obtienne ici un tube planétaire avec Yellow Submarine, une chanson enfantine pas loin d’être stupide, mais qui se révèle finalement merveilleuse ; etc. etc.
Chaque chanson – ou presque – est fraîche, surprenante, tout en étant immédiatement mémorisable. Les textes sont souvent magistraux : on a parlé de Nowhere Man, qui permettra dans les années qui suivront à Gotlib de multiplier les gags dans sa Rubrique à Brac, mais quelle maturité de la part de Paul quand il dépeint la tristesse de la vie conjugale dans le sublime For No One, ou, bien entendu, quand il imagine la vie gâchée d’Eleanor Rigby (chantée sur les cordes sublimes imaginées par George Martin) ! Et puis, et on sait que ce sera moteur pour la conception de Sergeant Pepper, les Beatles ont pris note de la concurrence que représentent les Beach Boys, et McCartney balance une première réponse qui serait cinglante si elle n’était aussi majestueuse, avec son Here, There and Everywhere.
Mais tout cela a été détaillé, analysé, des milliers de fois, et est désormais disponible sur le Net, à la disposition de quiconque voudrait savoir comment on fait pour créer un CHEF D’OEUVRE MUSICAL absolu. Sauf que, bien entendu, personne n’y est arrivé depuis, tout au moins à ce niveau-là. Sauf que, surtout, les médailles, les célébrations, les honneurs, et même tout l’argent gagné grâce au succès, n’ont aucune valeur réelle : ce qui compte c’est que – tout au moins on l’espère – il puisse y avoir, n’importe où sur terre, un enfant qui découvre, seul(e) dans sa chambre ou dans sa tête (avec ses écouteurs posés sur ses oreilles) cette musique-là, et qui réalise alors qu’il n’y a absolument aucune limite à la créativité. Ni à la beauté.