"Red Mile" de Crack Cloud : un album chaleureux
« In this crack of life / Living brings so much despair / Often-times we try / Not to think or feel inside / Every life is formed / From a seething paradigm / Born to breed and fall / Bumbling to the beat of time / Time / We got time » (Dans cette fissure de la vie / Vivre apporte tant de désespoir / Souvent, nous essayons / De ne pas penser ou de ressentir à l’intérieur / Chaque vie est formée / D’un paradigme bouillonnant / Né pour se reproduire et tomber / Tâtonnant au rythme du temps / Le temps / Nous avons le temps).
On ne peut pas dire que Crack of Time, l’ouverture de Red Mile, soit un morceau superficiel. Derrière la complexité structurelle et les tendances au chaos auxquelles Crack Cloud nous ont habitués, le texte pose de vraies questions existentielles, voire philosophiques. A priori éloignées des origines punks du combo de Calgary ? Pas vraiment puisqu’il ne faut pas oublier que Crack Cloud n’est pas un groupe traditionnel, mais un collectif intégrant en son sein des membres temporaires issus de programmes de réhabilitation (sociaux / de santé mentale) à travers des projets artistiques, dans lesquels les musiciens sont impliqués : si la musique de Crack Cloud a été tour à tour agressive, mouvementée, bouillonnante (pour reprendre le terme « bumbling » de la chanson), elle a toujours été mue par de vraies préoccupations humanistes, importantes pour son leader-chanteur-batteur Zach Choy.
Formellement, c'est plus compliqué : si Pain Olympics, l’album des débuts était une réjouissante éruption punky, les choses s’étaient (un peu) gâtées avec le second disque, Tough Baby, qui poussait un peu loin sans doute le goût du groupe pour les bizarreries, pas toujours très accueillantes. On se souvient par contre que, en live, le groupe continuait à offrir des prestations bouleversantes de générosité. Ce sera donc un soulagement pour certains, mais pas une surprise pour ceux qui connaissent le groupe sur scène, de se trouver face à un troisième album, certes complexe et non conventionnel, mais plutôt ouvert à l’auditeur. De superbes mélodies illuminent la plupart des morceaux, même si elles ne sont offertes que par fragments disparates. Mieux encore, une sorte de paix intérieure, de quasi sérénité, imprègne nombre de titres (voir par exemple le magnifique Lack of Lack, avec son atmosphère jazzy), et rend Red Mile terriblement attachant.
Evidemment, le groupe ne chérit pas trop l’harmonie au sens traditionnel du terme, privilégie les chants incertains (Epitaph, bouleversant) qui pourront rebuter les auditeurs perfectionnistes, où en tous cas ceux qui ne valorisent pas l’esprit « amateur » et préfèrent la musique jouée par des « professionnels » (de la profession, comme disait ce cher Godard). Zach Choy et sa bande privilégient l’expérimentation impulsive, réalisant des collages sonores inventifs même lorsqu’ils ne sont pas réussis (ce qui, heureusement, est rare) : ce qui distingue Crack Cloud de gens comme les génies bizarroïdes de Of Montreal, auxquels il est tentant de les comparer, ce n’est pas seulement la quasi absence de motifs psychédéliques dans leur musique, mais aussi – en tout cas sur ce nouvel album – leur capacité à s’arrêter juste avant de tomber dans des excès déroutants. Finalement, peut-être qu’il vaut mieux les affilier à des groupes comme MGMT ou Bodega : le projet musical ici est clairement de chercher de nouvelles manières de faire passer le charme éternel de chansons pop ou de morceaux rock !
Si la forme punk traditionnelle n’est clairement plus d’actualité chez Crack Cloud, l’esprit punk est toujours bien là : le phrasé sur la première partie de The Medium évoque les grandes chansons rageuses de Strummer et Jones pour The Clash, Ballad of Billy sonne exactement comme un titre inédit du grand Richard Hell, et ce flashback inattendu s’avère un ravissement. Et on pourra toujours s’étonner de la manière harmonieuse dont tout cela cohabite avec la douce contemplation de l’ample conclusion de l’album, le serein Lost on the Red Mile.
« The facts are a matter / Of fiction on platters / Served to reduce strife / In this crack of life » (Les faits sont une question / De fiction sur des plateaux / Servis pour réduire les conflits / Dans cette fissure de la vie)
Qui dit mieux ? Qui fait mieux dans le genre ? Pas grand monde, en ce moment…