"Emilia Pérez" de Jacques Audiard : les dames de Mexico ?
Avouons-le d’emblée, nous n’aimons pas beaucoup les films de Jacques Audiard, tout au moins ceux qui l’ont établi en France comme « cinéaste populaire », tous ces Regarde les hommes tomber, Un héros très discret, De battre mon cœur s’est arrêté, avec ce goût presque vieillot pour les personnages masculins torturés, pour la dramaturgie excessive et le mélodrame constipé. Mais depuis pas mal d’années, Audiard nous intéresse bien plus parce qu’il essaie d’aller sur d’autres territoires que ceux qui lui sont naturels, même s’il se plante régulièrement : le western ne lui a pas réussi, ni la film « à la façon de la nouvelle vague », mais, surprise, surprise, le format de la comédie musicale, abordé frontalement avec Emilia Pérez, débouche – de manière assez improbable – sur une belle réussite…
… Une réussite célébrée assez unanimement à Cannes, même si l’on peut parier que c’est le Prix d’Interprétation, attribué au trio d’actrices qui porte le film, qui restera dans les mémoires, et dans l’histoire du Cinéma : de fait, Zoe Saldaña trouve ici son plus grand rôle, qui devrait lui permettre d’exister hors Avatar et les Gardiens de la Galaxie, tandis que Karla Sofía Gascón est stupéfiante de bout en bout. Pour Selena Gomez, c’est moins convaincant, en partie parce que son espagnol est mauvais, ce qui prive son personnage d’un peu de sa crédibilité…
Le point de départ de Emilia Pérez est étonnant : Manitas del Monte est le boss d’un puissant et sanguinaire cartel mexicain, mais se rêve femme depuis toujours. Jusqu’au moment où sa vie lui devient tellement insupportable qu’il recrute une jeune et brillante avocate, sous-utilisée, pour organiser son changement de sexe et sa disparition. Il ne faut pas en savoir plus avant d’aller voir le film, et d’ailleurs la BA ne couvre que ce point de départ de l’histoire de Manitas / Emilia, ce qui laisse le spectateur découvrir à mi-film d’autres sujets, d’autres histoires que celles attendues. On peut tout de suite admettre que la multiplication des thèmes dans Emilia Pérez contribue au côté excitant, surprenant même, du film, mais est excessive, et donnera le sentiment qu’Audiard aurait pu parler mieux en parlant moins. Il reste que ce foisonnement de thèmes est synchrone avec le foisonnement formel, et participe à l’ivresse euphorique que dégage le film, à plusieurs moments.
Mais bien sûr, avant d’être un thriller politique dans le monde du trafic de drogue au Mexique, avant d’être un mélodrame familial, avant d’être une défense de la fluidité des genres (pas forcément le terrain où on attendait Audiard, mais c’est une excellente nouvelle !), Emilia Pérez est une superbe comédie musicale. Et pas seulement un comédie musicale « classique », à la manière hollywoodienne (comme l’était un La La Land), mais aussi, et sans doute surtout, une comédie musicale « à la Jacques Demy » (plus celui des Parapluies de Cherbourg et d'Une chambre en ville encore que des Demoiselles de Rochefort) : Emilia Pérez est un drame sombre où l’on chante (pas toujours, mais assez souvent quand même) à la place de parler. Tout au moins quand on a des choses importantes à dire : c’est ainsi que toutes les scènes où l’émotion culmine sont traitées "dans le style Demy" s’avèrent parfaitement magiques. Prodigieuses même pour certaines. Bon, du côté du spectacle hollywoodien, il y a aussi de belles réussites, comme la danse de Zoe Saldaña « contre » la corruption de la société mexicaine, ou les scènes de défilés populaires. Evidemment, connaissant l’allergie du grand public français pour la forme de la comédie musicale, la BA fait quasiment l’impasse sur cet aspect du film, ce qui est à la fois logique, mais hypocrite et lâche. Parce que, répétons-le, ce qui est le plus réussi dans Emilia Pérez, ce sont bel et bien ces scènes chantées.
Les rabat-joies se plaindront de la toute dernière partie du film, beaucoup plus conventionnelle que tout ce qui a précédé, comme si Audiard avait besoin de se rassurer en ramenant Emilia Pérez sur le terrain familier – et prévisible – du thriller, de l’action et du mélo. Bien sûr, c’est un peu dommage, mais ce n’est pas trop grave si l’on considère l’indiscutable réussite des deux heures qui ont précédé.
Une suggestion à Jacques Audiard : pour son prochain film, plutôt que d’aller encore voir ailleurs s’il y est (dans l’horreur gore, la SF conceptuelle, le porno ou on ne sait quoi…), pourquoi ne pas nous régaler avec une seconde comédie musicale ?