"What Occurs" de Islands : mandarine piégée
« How you livin’? / Like you’re in heaven / It’s not a given / When its at eleven / Why aren’t you cryin’ when everybody’s dyin’? » (Comment tu vis? / Comme si tu étais au paradis / Ce n’est pas un acquis / Quand il est onze heures / Pourquoi ne pleures-tu pas quand tout le monde meurt?). Lorsque s’élèvent les premiers mots de What Occurs, l’ouverture de l’album éponyme, qui semblait jusque là un simple instrumental au piano, presque anodin, ceux qui sont familiers de Islands et de leur leader, Nick Thorburn, seront en droit de s’interroger : les choses vont-elles si mal que même ces pourvoyeurs incessants de mélodies pop ensoleillées laissent ainsi entrer l’anxiété dans sa musique ? Quelle que soit la réponse que chacun apportera à cette question, la bonne nouvelle est que ce dixième album de Thorburn, montréalais devenu californien, contient encore son lot de riches mélodies pop clairement « feelgood » pour nous aider à survivre à nos angoisses, pour un temps encore.
Tout le monde, loin de là, ne connaît pas Islands en France, et ce d’autant que Thorburn n’a que très rarement foulé les planches des scènes parisiennes : un bref rappel de leur histoire est donc nécessaire. Formés en 2005, Islands firent partie au début du siècle de cette incroyable scène indie de Montréal qui illumina un temps le Rock, et d’où émergèrent Arcade Fire, le groupe le plus fameux de la bande. Depuis, beaucoup de choses se sont passées : Islands firent un break avant de se reformer, et Nick Thorburn est désormais seul maître à bord. Ce qui est intéressant, c’est qu’il semble s’être converti en stakhanoviste, puisque ce dixième album sort dix mois seulement après son prédécesseur, And That’s Why Dolphins Lost Their Legs, mais nous propose onze titres parfaitement aboutis, aux mélodies pour la plupart irrésistibles : il ne suffit que d’une écoute pour tomber amoureux de Tangerine, sorte de parangon de pop classique, même si les textes suggèrent que la mandarine sucrée pourrait s’avérer un piège pour quiconque lui fait trop confiance (« Now that I’m movin’ I recalled / Elevated Cortisol / So what was in that tangerine? / It feels like some Promethazine / So hold my hair, hold me real tight / If only for a minute, maybe for the night » – Maintenant que je bouge, je me souviens / Cortisol enrichi / Alors qu’y avait-il dans cette mandarine? / C’est comme de la prométhazine / Alors tiens-moi par les cheveux, serre-moi très fort / Si seulement pour une minute, peut-être pour la nuit).
On a par contre le sentiment d’une inflexion stylistique par rapport à la production sophistiquée du disque précédent, d’une œuvre qui coule naturellement, qui respire une belle spontanéité, tout en restant parfaitement cohérente : voilà un disque dans lequel on se sent immédiatement bien… Le fait que nombre de chansons bénéficient d’un humour élégant est comme une cerise appétissante sur un gâteau particulièrement savoureux. Dès Drown a Fish, chanson indie rock exemplaire du « style Islands », c’est un feu d’artifice d’inventivité pétillante dans les textes : « I was crushin’ like a thumb on a bug / I was humming like if love was a drug / You came to see me, but you don’t want me to stay / So I drowned a fish, and now it’s swimming away » (J’écrasais comme un pouce sur un insecte / Je fredonnais comme si l’amour était une drogue / Tu es venue me voir, mais tu ne veux pas que je reste / Alors j’ai noyé un poisson, et maintenant il s’éloigne en nageant). Pas sûr qu’on saisisse exactement tout ce que Nick Thorburn veut dire, mais il faut reconnaître que c’est astucieux !
Le sommet de l’originalité est atteint sans doute ici avec David Geffen’s Jackson Pollock, sorte de mini comédie / thriller qui voit l’heureux propriétaire d’une œuvre de Jackson Pollock « volé et tombé du camion », qui appartenait à David Geffen, tenter en vain de le vendre pour en tirer une petite fortune (alors qu’il considère qu’il ne s’agit que d’un « abstract expressionless work, or whatever you call it » – une œuvre abstraite sans expression). La fantaisie peut également être musicale, comme sur le réjouissant Boll Weevil, blues garage « hanté » mais léger, où le narrateur se compare à un charançon du coton (ce fameux boll weevil, qui infeste et détruit des champs entiers !) : une chanson parfaitement indescriptible, un joli moment d’hilarité et de joie toute simple.
Oserait-on pourtant affirmer que c’est quand il parcourt – avec la légèreté qui le caractérise, quand même – un spectre musical plus émotionnel que l’on préfère Nick Thorburn, comme avec le très touchant On the Internet, où l’on retrouve les considérations « apocalyptiques » de What Occurs, ou encore le romantique et élégamment dépressif Sally Doesn’t Work Here Anymore, qui revient sur les occasions manquées d’être amoureux ou peut-être heureux, et sur la malédiction d’être abandonné. Moins pop, moins allègre, la seconde face dégage une très belle tristesse, avec pour sommet l’indiscernable et pourtant magnifique Talk Is Cheap, sorte de dérive dark folk électrique qui prend des allures obsessionnelles inquiétantes.
What Occurs se clôt de manière parfaite avec la ritournelle très tendre de A Void, le morceau de l’album qui ressemble le plus à une promesse. Et avec The End, pas loin des meilleures chansons d’un Paul Simon des années 80-90, quand il s’agit de trouver de la joie et de l’énergie devant les angoissantes incertitudes de demain.
Voici un très bel album, à la fois décontracté et pourtant formidablement intime, qui nous aidera à traverser un été qui s’annonce turbulent. Car nous sommes tous des îles, non ?