"Only the River Flows" de Shujun Wei : drowning in the rain !
Avouons d’emblée que nous nous méfions désormais des cinéastes « auteurs » chouchous des festivals, qui véhiculent une « haute idée » du Cinéma de plus en plus déconnectée de notre réalité (et on ne parle même pas des goûts du public, qui n’imaginerait même pas « perdre son temps et son argent » devant leurs « délires intellos »). Et donc que les innombrables prix et nominations engrangés par Shujun Wei (présent à Cannes à chacun de ses films !) avec sa dernière œuvre, Only The River Flows, à travers le monde depuis 2023 ne nous impressionnent pas outre mesure.
Non, ce qui nous impressionne, une fois passés les premiers instants à nous réhabituer à une image de pellicule 16 mm à gros grain (depuis combien de temps n’avons-nous plus regardé un nouveau film réalisé sur ce support ?), c’est cette scène d’introduction, qui montre un enfant déguisé en policier pourchasser ses camarades pour les perdre dans le dédale des couloirs d’un immeuble délabré, et déboucher, littéralement, sur… le vide. Evidemment, une heure quarante plus tard, quand Only the River Flows se termine, on réalise combien cette introduction était non seulement programmatique, mais d’une certaine manière peut suffire à expliciter le propos du film.
Only the River Flows, c’est l’histoire d’un policier « d’élite », Ma Zhe, qui enquête sur l’assassinat brutal d’une vieille femme au bord d’une rivière, et qui va peu à peu se perdre dans un véritable labyrinthe, mi réel, mi-mental (On avoue avoir songé plus d’une fois à David Lynch devant ce film, même si formellement, on en est très loin). Car ce ne sont pas les suspects, voire les coupables qui manquent, ce qui arrange bien les autorités locales, pressées de démontrer leur efficacité au gouvernement. Ce qui manque, et perturbe l’inspecteur Ma Zhe, c’est l’absence croissante de logique, voire de simple cohérence dans toute cette histoire, qui débouche sur de nouveaux crimes, sur d’autres morts. En parallèle, il lui faut gérer la pression que lui applique son chef plus préoccupé par ses propres performances au ping-pong et par la satisfaction de sa hiérarchie que par l’ordre et la justice. Et aussi affronter la perspective que sa femme, enceinte, lui donne un enfant « anormal ». Sans même parler du fait que son propre passé n’est plus très clair dans sa mémoire.
Et voici donc que, partis vaillamment à la suite d’une enquête policière se déroulant dans la Chine des années 90, alors en pleine transition – brutale, la transition, surtout pour les plus démunis – entre sous-développement et modernité, nous nous retrouvons, noyés par une pluie infernale qui ne s’arrête jamais, peu à peu perdus au bord – puis au fond – d’un véritable gouffre d’abstraction. Aucune scène ne fait complètement sens : Shujun Wei est le roi des plans indéfinis et des coupes malicieuses, nous empêchant de saisir réellement ce qui se passe à l'écran ! On peut commencer par s’irriter devant ce manque flagrant de respect des « règles du jeu », devant le flou qui règne à tous les niveaux du scénario, devant nombre de situations soit indéfinissables, soit même en contradiction avec celles qui précédaient : après tout, on aime bien les thrillers chinois comme Black Coal (le premier qui vient à l’esprit en termes d’atmosphère sordide similaire), et on apprécierait que Only the River Flows se cantonne à ce registre-là !
Mais plus on avance, plus le film semble se déliter, ne laissant finalement comme points durs auxquels le spectateur peut se raccrocher qu’une impitoyable « satire » politique d’une société ne tolérant aucune singularité (la métaphore des balles de ping-pong, toutes semblables, envahissant l’écran), ni aucune déficience : le faible d’esprit est forcément le criminel, à moins que ce ne soit le coiffeur aimant se travestir en femme… Quant à avoir un enfant handicapé, c’est se résoudre à faire partie des faibles, que la société chinoise élimine, plus ou moins ouvertement. Et la culture, là dedans ? Vous voulez rire ! Une salle de cinéma qui n’a plus de spectateurs est bien plus utile dans la Chine « moderne » comme bâtiment administratif à partir duquel la police peut opérer…
Et puis, alors que la fin du film est proche, Shujun Wei nous balance cinq minutes de scènes oniriques absolument époustouflantes – parmi les plus belles images que nous ayons vues cette année. Cinq minutes d’hommage au cinéma comme peu de réalisateurs contemporains osent encore en faire.
Only the River Flows n’est sans doute pas le film le plus facile d’accès de cette année, mais c’est l’un des plus beaux.